par Shlomo Sand
Texte transcrit et remanié par Anne Brunschwig et Annie et Abraham Ségal.
Je vais essayer d’être bref, pour deux raisons : je parle mal français et la journée a été très longue. Donc, voici quelques propos à propos de Pierre et d’Israël. Je suis aujourd’hui la seule voix israélienne et je vais donc devoir évoquer l’actualité, car je crois que cette journée d’hommage exige que je m’exprime à ce propos. Je suis une voix israélienne, certes pas très typique, mais avant de parler de Vidal-Naquet et Israël, je voudrais dire que je ne suis pas très fier aujourd’hui d’être israélien. Et c’est une partie de l’hommage que je veux rendre à Pierre.
D’une certaine façon, je me vois depuis plusieurs années comme un de ses disci-ples. Il était dans le jury de ma thèse et nos relations étaient à la fois historiographi-ques et politiques. Et parce que je me définis comme son disciple, il faut prendre mes propos avec précaution, car le disciple toujours trahit le maître…
Je voudrais d’abord évoquer Pierre et Flavius Josèphe, car je crois que c’est son rapport à Israël qui l’a poussé à s’intéresser à ce dernier. On pourrait faire sur ce point toute une conférence et je ne vais pas m’y étendre – Esther Benbassa l’a déjà très bien fait. Le rapport de Vidal-Naquet à ce grand historien du Ier siècle est à certains égards très bizarre, en ce sens qu’il révèle à la fois une profonde affinité et une grande différence. Tous deux étaient de grands historiens, tous deux savaient très bien écrire l’histoire, mais il y a une grande différence entre eux. Je vais peut-être choquer une partie de l’auditoire en disant que si Josèphe a trahi, il a trahi les Juifs, ses amis et combattants qui étaient avec lui, mais il n’a pas trahi le judaïsme. De Pierre Vidal-Naquet, à l’inverse, je pourrais dire qu’il n’a jamais trahi les Juifs, mais qu’il a trahi le judaïsme.
En quel sens ? Parce qu’il était très étranger à cette longue culture religieuse juive. Sur ce point, je suis d’accord avec le professeur Leibovitz et pas avec Vidal-Naquet : c’est vrai qu’au Ier siècle il y avait un autre judaïsme, mais à partir des IIIe-IVe siècles se cristallise une sorte de culture religieuse juive dont Leibovitz était peut-être un des derniers représentants. Je ne suis pas d’accord avec la façon dont Pierre Vidal-Naquet parle de l’éthique juive. Comme Leibovitz, je ne crois pas qu’il existe une « éthique juive ».
L’opposition de ce dernier à l’occupation relève d’une éthique universaliste et pas seulement juive, il a toujours insisté sur ce point essentiel. S’il y a une éthique juive, elle n’a rien à voir avec son attitude face à la politique d’Israël.
Pierre Vidal-Naquet est resté toute sa vie fidèle aux Juifs, Juifs de France, Juifs d’Europe et Juifs israéliens. Je crois que ses rapports avec Israël sont des rapports de fidélité profonde. Il n’était pas sioniste et cela mérite explication. C’est très important, parce qu’il ne s’est pas défini non plus comme antisioniste. Vous savez qu’être antisioniste signifiait autrefois être opposé à l’existence de l’État d’Israël. Or Pierre Vidal-Naquet n’était pas opposé à l’existence de l’État d’Israël. Il savait que cet État avait été créé sur le dos des autres. Il l’a souligné, mais il savait aussi qu’en 1948 c’était un État refuge. L’Europe a vomi les Juifs et voilà : cet État a été créé sur le dos des autres. Il ne l’a jamais oublié. Mais il n’était pas sioniste, parce qu’il n’avait aucune illusion sur cet État.
Je me souviens qu’un jour il m’a dit qu’en fin de compte tout ce projet d’État israélien, c’était une sorte d’assimilation collective à la modernité (à opposer à une assimi-lation personnelle à la modernité). Je suis complètement d’accord avec lui sur ce point, et cela m’a poussé à réfléchir sur le projet sioniste comme projet d’assimilation collective. Non pas assimilation juive, mais bien assimilation collective à la modernité. Je l’ai écrit dans mon dernier livre et je crois que Pierre en était d’accord : cette assimilation collective à la modernité ne s’est pas acheminée vers un État républicain. Ce problème n’est pas seulement celui de l’occupation et des « bavures » d’Israël, c’est quelque chose qui a à voir avec l’essence même de l’État d’Israël.
Il a commencé comme un État juif. En 1948, il y avait toutes les raisons de créer un État juif ; mais en 2006, quand 25 % des citoyens de cet État ne sont pas juifs, c’est tout à fait contradictoire avec la notion de démocratie, avec une conception républi-caine, et Pierre Vidal-Naquet le savait bien. C’est-à-dire que cette assimilation collective à la modernité républicaine n’était pas achevée en Israël.
Je pourrais vous dire beaucoup de choses à propos des rapports de Pierre Vidal-Naquet avec le sionisme. Mais s’il n’était ni sioniste ni antisioniste, il savait une chose très importante comme historien, c’est que les fonctions de bourreau et de victime peuvent changer dans l’histoire. Les bourreaux d’hier peuvent devenir les victimes d’aujourd’hui, et beaucoup de gens oublient, surtout en France, que les victimes d’hier peuvent aussi devenir les bourreaux d’aujourd’hui. C’est difficile à admettre, mais comme Israélien, c’est mon devoir de vous dire que toute l’histoire est celle des changements de fonctions entre bourreaux et victimes. Je viens d’Israël, je vais y retourner dans deux jours. Pour l’instant, je suis du côté du bourreau. Je ne veux pas devenir une fois de plus la victime, mais je sais exactement à quoi j’appartiens comme corps collectif, un corps collectif qui tient un autre peuple depuis bientôt quarante ans sans aucuns droits politiques, civiques, etc.
L’éthique de Pierre Vidal-Naquet était une éthique républicaine, une éthique universelle. Je crois qu’il est un des grands intellectuels français – peut-être un des derniers – à être un vrai héritier des Lumières, plutôt que du judaïsme. Un vrai héritier des Lumières, dans le sens de l’éthique des Lumières, comme on l’a entendu ce matin. Il est marqué par Jaurès face à l’affaire Dreyfus et par d’autres qui ont rempli ce rôle en France. La génération des intellectuels français de mon âge ne remplit pas, me semble-t-il, cette tâche universaliste. Ils ne sont pas républicains pour les autres, ils restent seulement républicains pour eux-mêmes. Vidal-Naquet, qui était très attentif, n’était pas républicain pour lui-même, il était toujours républicain aussi pour les autres.
Je vais conclure par une évocation un peu personnelle, si vous me le permettez. La première fois que j’ai rencontré Pierre Vidal-Naquet, c’était à la fin des années 1970. Je travaillais alors sur ma thèse, sous la direction de Benjamin Cohen. C’est grâce à lui et à son initiative que j’ai rencontré Pierre, qui était un de ses proches amis en Israël et dont il parlait toujours. Je crois que j’ai hérité quelque chose de Benjamin Cohen et c’est une occasion pour moi de rappeler son nom dans cette journée d’hommage. Je pense que Pierre en aurait été fier.
Et peut-être une dernière chose. Je suis professeur d’histoire à l’université de Tel-Aviv, cela fait vingt ans que j’enseigne là-bas. Pierre Vidal-Naquet m’a beaucoup aidé à avoir ce poste, mais là n’est pas l’important. L’important, c’est que, quand je m’exprime politiquement en Israël, j’ai parfois des hésitations, car avec mes opinions, il n’est pas toujours facile de le faire. Mais jusqu’à maintenant, quand il m’est arrivé d’avoir peur, je me disais : si quelque chose m’arrive, Pierre Vidal-Naquet en France va s’engager pour moi… Et cela m’a beaucoup aidé, cela m’a donné du courage. Et maintenant, il a disparu…