Pierre Vidal-Naquet

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Une promesse à Pierre : construire un avenir commun

par Leïla Shahid


Je voudrais associer à cette évocation de Pierre deux femmes qui ont été très proches de lui. L’une nous a quittés. C’est Madeleine Rebérioux avec qui, sur la question du droit, de la Palestine, de l’identité républicaine – comme dit Shlomo Sand –, elle était très proche. Et Geneviève, qui a été son soutien toute sa vie et qui va se battre encore avec vous.
Je voudrais aussi exprimer au nom d’Elias Sanbar son regret qu’il ne puisse pas être avec nous autour de cette table, pour dire toute l’estime et l’amitié qu’il avait pour Pierre, en plus d’une complicité entre eux comme historiens. Elias a dû partir pour Beyrouth, car il vient de perdre son beau-frère. Pierre, en tant qu’historien, a beaucoup apporté à Elias. Ils ont souvent parlé ensemble au cours des trente-cinq dernières an-nées où Sanbar a vécu et écrit à Paris.
Je partage entièrement ce que Shlomo Sand a dit sur le fait que Pierre était avant tout un républicain, un universaliste. Je crois qu’on ne peut pas l’enfermer dans une catégorie éthique et dire que tout ce qu’il a été comme homme qui a cherché la vérité, la justice et le droit dans tous les combats qu’il a menés, non seulement comme historien mais aussi comme militant, l’était au nom d’une éthique particulière, qu’elle soit juive, républicaine, ou… Je pense qu’il était avant tout un universaliste, un homme qui pensait qu’en tant qu’historien il avait aussi le devoir de rester militant. Ce qui disparaît malheureusement aujourd’hui dans la France des intellectuels. Et c’est pour ça que je comprends très bien le sentiment de Shlomo qui se demande si aujourd’hui, dans la génération des jeunes intellectuels, nous retrouverons cette position qui a été tellement importante pour nous qui venons d’ailleurs. Shlomo et moi, nous sommes à cette table les deux « venus d’ailleurs ».
Donc je dirais que ce qui m’a le plus émue et bouleversée et donné des forces souvent pour combattre – parce que c’est vrai qu’on se demande d’où on peut trouver encore de l’espoir pour se battre, après ce que nous avons vécu ces derniers jours –, c’est le fait que Pierre savait tirer des forces de sa propre souffrance. Et Dieu seul sait combien lui et sa famille ont souffert d’une longue occupation et du départ de ses parents morts dans les camps. Combien on pouvait faire aussi de sa propre souffrance une raison de se battre et de créer, comme le dit si bien Leibowitz, dans cet extrait inédit [du film Itgaber d’Eyal Sivan].
Finalement, ce sont les hommes qui font l’histoire. Je crois que les deux combats emblématiques auxquels Pierre s’est consacré viennent de ce qu’il avait le sentiment qu’en tant que Français, il n’avait pas de privilèges en Algérie, mais des devoirs. Son combat pour l’Algérie, son ami Mohammed Harbi en a parlé beaucoup mieux que je pourrais le faire. Je voudrais partager avec vous la défense de la cause palestinienne à laquelle Pierre s’est consacré dans les années depuis l’occupation – parce que c’est vrai qu’il a toujours défendu le droit d’Israël d’exister, mais il n’était pas d’accord à partir du moment où Israël n’était plus seulement l’État des Juifs, mais l’État des Juifs qui empêchent les Palestiniens d’exister à côté.
Dans cet engagement, il avait le sentiment qu’en tant que Juif, il avait le devoir de défendre le droit des Palestiniens d’exister à côté d’Israël. Je crois que, dans ce combat, ce qui était le plus important était avant tout son éthique de la justice et du droit, une éthique universaliste. Dans cette position – et c’est intéressant que Shlomo le rappelle –, Benjamin Cohen, que j’ai vu pour la première fois avec Pierre, a été un des premiers intellectuels israéliens qui a eu le courage de fonder un comité pour la défense de l’université de BirZeit, courage que beaucoup d’autres intellectuels et universitaires n’ont pas eu.
Je crois que pour les Palestiniens, ce qui a été très important dans le soutien que Pierre leur a apporté, c’est d’avoir très vite compris que leur combat n’était pas un combat de religions, ni de chauvinisme ou de nationalisme étriqué. C’était un combat qui essayait, avec toutes les difficultés du monde – parce que justement leurs ennemis du moment étaient les victimes du génocide –, de conquérir le droit à exister, mais sans nier le droit de l’autre à exister. Un combat pour créer un territoire, mais sans que ce territoire soit exclusif d’une seule identité et faisant place à la coexistence avec l’autre identité.
Combien il est difficile, lorsqu’un combat arrive trois ans après la découverte des camps de la mort, de ne pas être assimilés à des gens qui veulent de nouveau nier l’existence du peuple juif et de son droit à exister. Les Palestiniens ont payé plus cher la facture d’un génocide qu’ils ne connaissaient pas, qu’ils ne comprenaient pas et qu’ils ont connu, tant bien que mal, à cause des Israéliens avec qui ils vivaient. Ils ont appris à connaître et à reconnaître. Et peut-être que le plus grand apport de Pierre est le témoignage de l’universalité du projet des Palestiniens de créer deux États vivant côte à côte.
La solution du problème israélo-palestinien est connue, et Pierre le dit lui-même dans cet extrait d’un entretien qu’Abraham Ségal nous a montré : la solution, c’est deux États vivant côte à côte. Cette proposition de solution, elle est apportée par les Palestiniens, elle est apportée par les victimes. Jusqu’à aujourd’hui, les Israéliens ne disent pas exactement quelle est la solution qu’ils proposent. Le grand apport de Pierre à la cause palestinienne, en particulier dans ce pays, la France – qui, comme le dit Shlomo Sand, est celui des Lumières et pour le combat des peuples, notamment dans le tiers monde pour l’autodétermination –, c’est d’avoir reconnu le mérite des Palestiniens, d’avoir su dépasser la limite de ce que peut devenir le nationalisme étriqué qui était le nôtre.
Je le dis avec d’autant plus d’émotion que, dans une période comme celle que nous vivons aujourd’hui – où nous avons le sentiment qu’effectivement le rêve s’éloigne de plus en plus, où la réalité prend le dessus avec la violence, la haine et la capacité d’aller au-delà de l’horreur tous les jours –, la plus grande victoire des Palestiniens, c’est peut-être celle-là.
Ils n’ont pas libéré leur territoire, ils n’ont pas, après cinquante-neuf ans de luttes et trente-neuf ans d’occupation, acquis une souveraineté. On a peut-être l’impression qu’elle recule, même. Mais je crois que la plus grande victoire qu’ils ont gagnée, c’est contre eux-mêmes : comprendre qu’on n’a pas besoin, même quand on est victimes, de victimiser son bourreau. Mais de partager avec lui. De l’inviter à créer du rêve ensemble. C’est pour ça que mon texte s’intitule « Une promesse à Pierre : construire un avenir commun ». Je crois que nous allons le construire. Je ne sais pas s’il prendra la forme d’un État binational ou de deux États, cela n’est pas important. La terre n’est pas sacrée. Seuls les hommes le sont.
Pour moi, ce qui pourrait être la seule promesse qui peut donner un sens à l’hommage que nous rendons à Pierre aujourd’hui, c’est de dire que, malgré toutes les difficultés, nous allons continuer à refuser d’amalgamer Juifs et Israéliens, d’amalgamer Arabes et musulmans, d’amalgamer le combat des Palestiniens pour leur dignité, pour leur droit à exister en tant que peuple et en tant qu’État à côté de l’État israélien, avec le combat des fondamentalistes ou des terroristes ou de ceux qui nient l’existence du peuple israélien et de son droit à exister.
Nous allons aussi lutter contre les tenants de l’islamophobie. Ceux-là qui, dans une forme d’amalgame, croient que tous les combats des Palestiniens aujourd’hui viennent de leur identification à l’islam – même si c’est bien le cas pour certains. Je pense que nous devons continuer à dénoncer le fait qu’ils voient, bien sûr, tous ces dangers qui viennent de la guerre des religions que nous avons héritée de l’administration Bush, mais qui ne regardent pas l’avancée de l’extrême droite néo-nazie, antisémite, islamophobe et raciste, cette montée qui, dans des pays comme l’Allemagne ou la Flandre et aussi la France est tellement inquiétante, mais qu’on ne regarde pas parce qu’on préfère regarder du côté de l’islamisme fondamentaliste et quelquefois terroriste.
Dans ma promesse, je voudrais avant tout rendre hommage à tous ceux qui, en Israël, continuent à défendre cette idée d’un avenir commun, au prix de leur santé quotidienne, mentale, culturelle, familiale. De Shlomo Sand à Michel Warschawski, des « Femmes en noir » aux femmes de Makhsom Watch, qui sont tous les jours sur les check points, jusqu’à tous ceux qui, parmi les soldats, refusent d’aller servir… Parce que je crois qu’ils sont la preuve réelle et vivante que cette coexistence existera.
Je ne savais pas que nous allions écouter ensemble ce magnifique extrait du dialogue de deux hommes extraordinaires : celui de Pierre avec Yeshayahou Leibowitz, qui n’est plus avec nous. Ce dernier a été le mentor de tous les soldats qui avaient besoin d’une reconnaissance éthique, je dirais même juive pratiquante – et Leibowitz était un savant et un juif orthodoxe –, pour pouvoir résister aux ordres d’effectuer des tâches répressives. Ces soldats, qu’on a voulu transformer en bourreaux dans les territoires palestiniens. Il a été le mentor de Yesh Gvul et de ceux qui, aujourd’hui, ont pris la succession. Ceux de « Courage de refuser » et de « Breaking silence », les soldats qui ne veulent plus servir dans une armée d’occupation. Et il y a, devant lui, Pierre qui n’est plus avec nous, mais qui rappelle à Leibowitz cette phrase si belle de Guillaume le taciturne qui va être aussi la mienne, puisque je m’engage à travailler pour cette coexistence, pour cet avenir commun : « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. »
Alors, persévérons ! C’est la meilleure manière de rendre hommage à Pierre.

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