Pierre Vidal-Naquet

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Pierre Vidal-Naquet n’est plus

par Maurice Ulrich
L’Humanité - 31 juillet 2006

Historien de renommée internationale, intellectuel rigoureux et engagé, il fut de tous les combats pour la justice dans une quête incessante et courageuse de « fragments de vérité ».


« C’est l’humain même que la torture tue », déclarait-il à Jean-Paul Montferran dans un entretien du 3 novembre 2000 publié dans nos colonnes. Pierre Vidal-Naquet, victime lundi passé d’une hémorragie cérébrale, est décédé dans la nuit de vendredi à samedi. Celui qui se disait lui-même « un historien militant, affirmant sa volonté de prendre part à la vie de la cité », a vécu sa passion érudite pour la Grèce où naquit la notion même de démocratie en menant les combats les plus emblématiques de notre temps pour la justice, pour la vérité. Il était l’un des douze signataires de l’appel à la reconnaissance comme crime d’État de la torture systématisée en Algérie, coordonné par Charles Silvestre et lancé sur France-Inter et ici même en octobre 2000. Il avait été toute sa vie à la pointe des luttes contre les révisionnismes et le négationnisme touchant à la réalité de l’extermination dans les camps nazis. Signataire en 1958 de l’appel des 121 contre la guerre d’Algérie, suspendu pour cette raison de l’université pour un temps il fut l’auteur de l’un des deux ouvrages — l’autre étant La Question, d’Henri Alleg —, qui secouèrent la conscience de dizaines de milliers d’hommes et de femmes, déterminèrent durablement leur engagement. Dans l’Affaire Maurice Audin, Pierre Vidal-Naquet avait démonté les mensonges officiels autour de la disparition du jeune mathématicien communiste enlevé en Algérie par l’armée en 1957 et disparu, prétendument « évadé ». Il était devenu dans le même mouvement président du Comité Maurice Audin.

Renommée mondiale

Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, spécialiste de renommée mondiale de la Grèce antique comme son ami Jean-Pierre Vernant avec qui il avait signé plusieurs ouvrages, il était né en 1930 dans une famille juive du Comtat Venaissain, profondément laïque et républicaine. Son père est avocat. Le récit qu’il lui fait de l’affaire Dreyfus le marque profondément avant même que l’histoire ne vienne tragiquement lui imprimer sa marque. Il a onze ans quand ce même père est interdit d’exercer parce que juif. En mai 1944, ses parents sont arrêtés à Marseille. Ils ne reviendront jamais. Ce seront, selon ses Mémoires, « la brisure et l’attente ». Une attente sans fin « que rien ne viendra apaiser ». Le jeune homme de l’après-guerre vit à Paris et poursuit ses études au lycée Carnot ou il s’imprègne de littérature et de tragédie, au point d’être toujours capable de citer par coeur de très longs passages de Sophocle, de Corneille, de Racine. Brillant élève il choisit l’histoire en hypokhâgne parce qu’elle est aussi au carrefour, estime-t-il, de la littérature et de la philosophie. Dans les années 1947-1948, il sera tenté, comme des milliers d’intellectuels de sa génération, d’entrer au parti communiste. « C’était le seul parti auquel on pouvait songer à adhérer. » Le procès Rajk, dirigeant communiste hongrois victime avec dix-sept autres accusés de l’un des grands procès staliniens de l’après-guerre, dont il est convaincu qu’il s’agit d’« une escroquerie monumentale », l’en dissuadera. « Ma décision fut irrévocable : je n’adhérerai jamais au parti communiste. » Ni à aucun autre parti hormis le PSU pendant quelques années mais qu’il considère plutôt comme un lieu de discussion. Ce n’est pas, pour lui, un obstacle à l’engagement, bien au contraire, et sans doute même se sent-il plus libre de défendre les causes qui vont être les siennes sans avoir, peut-être, à s’en justifier. Ainsi, dira-t-il à propos du Comité Audin où il côtoie des communistes, « nous y avons raisonné hors des partis et les positions que nous avons adoptées auraient été inconcevables dans le cadre d’un parti politique ». De la même manière alors qu’il avait envisagé de devenir historien de la guerre d’Espagne, il choisira l’antiquité grecque pour ne pas avoir « de raisons politiques majeures de débloquer » en étudiant « un monde si lointain ». Ce monde si lointain qui va lui devenir familier, dans une entreprise de démontage des affabulations et des mythes, de confrontations de la mémoire et de l’histoire dans une constante recherche de « fragments de vérité ». C’est là que s’enracinera aussi sa conception politique. Pour lui, l’héritage gigantesque de la démocratie athénienne, dont on sait qu’elle connaissait ses limites avec l’esclavage ou la condition des femmes, était d’abord le mot lui-même : « Sans ce mot “démocratie” on ne peut pas expliquer que dès le Moyen Âge il y ait eu des mouvements démocratiques (...). Ce qui caractérise la cité grecque et qui est vraiment une invention, une innovation, se retrouve dans les textes du VIIe siècle (avant J.-C. -NDLR), sous des formules telles que “il a plu au peuple”, “la cité a décidé” ».

Actualité d’une pensée. Dans ces temps menaçants, c’est une très grande voix qui va nous manquer.

Message de Marie-George Buffet

C’est avec une immense peine que je viens d’apprendre le décès de Pierre Vidal-Naquet.

Pierre Vidal-Naquet était d’abord un immense historien. Je pense à ses travaux sur la Grèce antique d’abord, mais aussi à toute son œuvre sur l’histoire juive et la mémoire de la Shoah.

Mais il faisait aussi partie de ces grands intellectuels militants, de ces hommes sur lesquels on pouvait toujours compter pour défendre les valeurs blessées de la République. Lors de la guerre d’Algérie, sa haute conscience fut ainsi décisive dans le combat que tant d’humanistes ont mené, d’arrache-pied, contre la torture et la raison d’État. Je n’oublie pas non plus tout ce qu’il entreprit pour défendre la mémoire de notre camarade Maurice Audin. Sa passion helléniste et humaniste l’avait aussi conduit à s’engager contre la dictature des colonels en Grèce.

Pierre Vidal-Naquet était de tous les combats pour la paix et la démocratie au Proche-Orient, et notamment pour le respect du droit du peuple palestinien. En cette période où tant d’espoirs de paix sont anéantis par le déferlement des bombes sur le Liban, sa résolution, inlassable, à défendre les droits humains fera tristement défaut à tous les soldats de la paix...

J’adresse mes plus sincères et affectueuses condoléances à sa femme et ses enfants.

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