Pierre Vidal-Naquet

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Vidal-Naquet et Castoriadis : une affinité intellectuelle et politique

par Olivier Fressard, 25 septembre 2006


Pierre Vidal-Naquet était de huit ans le cadet de Cornelius Castoriadis, ils appartenaient donc à deux générations successives. Dans l’après-guerre, le premier, adolescent, poursuivait sa formation intellectuelle et sa quête d’une orientation politique, tandis que le deuxième, débarqué en France en 1945, s’engageait politiquement dans la mouvance trotskiste et mûrissait ses analyses sur l’URSS qui, bien des années plus tard, devaient lui donner une manière de célébrité. Vidal-Naquet découvrit assez tôt la revue Socialisme ou Barbarie et, par conséquent, les premiers écrits que Castoriadis y publia à partir de 1949. Cette lecture devait contribuer significativement à former sa pensée politique. Castoriadis, pour sa part, devait, au début des années 1980, lorsqu’il entreprit une enquête systématique sur la démocratie grecque ancienne dans le cadre de ses séminaires de l’EHESS, se nourrir, inévitablement, parmi les travaux de l’historiographie française de la Grèce, des études de Vidal-Naquet, Clisthène l’Athénien (écrit en collaboration avec. P.Lévêque, 1964) ou Le Chasseur noir (1981).

Vidal-Naquet fut d’abord, très tôt, un admirateur de Castoriadis. Il ne le rencontra et n’en devint l’ami que plus tard. Admirateur, il le fut dès lors qu’il découvrit Socialisme ou barbarie, en 1956, à l’occasion du mouvement révolutionnaire hongrois, et, par conséquent, les articles de Castoriadis, du moins de la figure qui se cachait alors sous divers pseudonymes, tel Chaulieu ou Cardan. S’il n’est jamais devenu membre du groupe « Socialisme ou Barbarie », il en était « un sympathisant » et se trouvait en « adhésion avec l’essentiel des analyses de S.O.B. ». Aussi bien sur la nature du régime soviétique que sur l’insuffisance des critiques trotskistes, sur le mouvement ouvrier que sur la Guerre d’Algérie et le FLN, « bien souvent, les études et les analyses de S.OB. me servirent de garde-fou », écrit Vidal-Naquet, tout particulièrement celles de Castoriadis marquées par le sceau de la lucidité et « la protestation contre le mensonge [qui] lui était en quelque sorte intrinsèque. »

Vidal-Naquet ne rencontra personnellement Castoriadis que quelques années plus tard. Ce fut en 1963 au cours d’un débat sur la démocratie grecque antique tenu dans le cadre du « Cercle Saint-Just ». Cette rencontre avait réuni des spécialistes de la Grèce ancienne tels que J.P.Vernant et F.Châtelet d’un côté et, de l’autre côté, Castoriadis et Lefort. Comme le rapporte Vidal-Naquet, qui fut partie prenante du débat : « je compris que j’avais en face de moi non des amateurs mais des experts, et que Castoriadis en particulier, avait une intense familiarité avec tous les grands textes, ceux des philosophes, des historiens, des tragiques » et, ajoute-t-il, « je fus proprement ébloui ». C’est donc autour de débats sur la démocratie athénienne qu’une amitié naquit entre Vidal-Naquet et Castoriadis, qui ne devait être interrompue que par la mort de celui-ci, en 1997. Encore fut-elle prolongée de manière posthume lorsqu’en 1999 Vidal-Naquet accepta de devenir président de l’Association Cornelius Castoriadis.

Bien entendu, le dialogue mené d’égal à égal sur la démocratie des Anciens Grecs n’était pas principalement un échange entre érudits. Il s’enracinait dans une passion partagée pour les problèmes politiques du monde contemporain. « Nous avons mené plus d’une bataille en commun », rappelle Vidal-Naquet. Les deux amis furent par exemple côte à côte dans l’intérêt qu’ils portèrent à Mai 1968 et au rôle du mouvement étudiant. Tandis que Castoriadis, Lefort et Morin publiaient La Brèche dès le mois de mai, Vidal-Naquet réunissait, en 1969, avec Alain Schnapp le volumineux Journal de la commune étudiante dont, précisément, un manifeste extrait de S.O.B constituait l’entrée en matière. Ce fut le cas, également, dans la dénonciation de l’imposture des nouveaux philosophes, en particulier de l’auteur du Testament de Dieu (voir Le Nouvel Observateur du 9 juillet 1979). De façon plus prosaïque, mais pas moins significative de l’amitié entre les deux hommes, Vidal-Naquet devait mettre tout le poids de sa réputation d’helléniste pour aider à l’élection, en 1979, de Castoriadis à l’EHESS.

L’œuvre de Castoriadis « renouvelle, affirme Vidal-Naquet, tout ce qu’elle aborde… C’est là assez dire que je tiens Castoriadis pour un des grands de notre monde qui n’en comprend pas tant. » Vidal-Naquet devait donner une préface à la publication de l’ensemble des séminaires que Castoriadis avait consacré, en 1992, à une analyse très fouillée du dialogue Le Politique de Platon (et, plus récemment, il avait accepté que son article sur « Castoriadis et la Grèce ancienne » publié dans Esprit soit repris en guise de préface au volume posthume Ce qui fait la Grèce, Seuil, 2004). Il y affirmait y être en accord avec l’essentiel des thèses soutenues par Castoriadis, en particulier celles concernant la nature résolument anti-démocratique de la pensée de Platon. Certes, « je ne contresignerais pas obligatoirement tout ce qu’a écrit Castoriadis sur la Grèce ancienne. A quoi servirait, s’il en était autrement, le dialogue avec une œuvre ? » Il concluait son texte sur ces mots : « Décidément, Castoriadis est bien venu à Paris, venant d’Athènes, comme l’Etranger de Platon est venu d’Elée à Athènes, pour y être un « maître de vérité », maître d’une vérité qui ne voulait pas étouffer mais promouvoir la liberté. »

Olivier Fressard Paris, le 25 septembre 2006

Nota bene : Les citations de Vidal-Naquet sont extraites de « Souvenirs à bâtons rompus sur Cornelius Castoriadis et ‘Socialisme et Barbarie’ », in Autonomie et autotransformation de la société. La philosophie militante de Castoriadis, Genève : Librairie Droz, 1989, et de « Castoriadis et Le Politique », préface à Castoriadis, Sur Le Politique de Platon, Seuil, 1999.

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