Pierre Vidal-Naquet

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La vérité de l’indicatif

Entretien réalisé par Philippe Mangeot & Isabelle Saint-Saëns - Vacarme n°17

Des intellectuels qui engagèrent leur nom aux côtés de Dreyfus, Blanchot écrit que « la défense d’un juif innocent n’avait pas seulement pour eux l’intérêt d’une cause juste, mais était leur Cause : ce qui les justifiait d’écrire, de savoir et de penser [1] ». On ne saurait mieux dire de Pierre Vidal-Naquet, dont tous les combats, de la dénonciation de la pratique de la torture par l’Armée française en Algérie au démontage des écrits négationnistes, loin d’être des détours momentanés de sa tâche d’historien, impliquent profondément une pratique, une méthode, une raison professionnelles. Les entretiens d’ouverture de Vacarme consistant entre autres dans une exploration des liens qui se tissent entre savoir et militantisme, entre recherche et politique, rencontrer Pierre Vidal-Naquet relevait de l’évidence : chez lui, ces liens sont à la fois exemplaires et critiques, comme tendus entre des objets très divers (l’Antiquité & le temps présent), et des méthodes très différentes (l’option structuraliste & l’éloquence judiciaire). Surtout, l’intellectuel engagé n’a jamais cessé de témoigner d’une réticence vis-à-vis des mouvements collectifs, comme si l’exigence de la vérité délimitait strictement chez lui l’espace possible de l’intervention publique : la dénonciation de l’intolérable plutôt que l’invention d’autres manières d’être ensemble.

Dans un article qu’il consacre au « style politique » de Vidal-Naquet, Pierre Pachet a cette belle formule : « Fortement engagé dans le présent et cependant ayant comme déjà secrètement renoncé à lui [2]. » C’est décrire assez justement ce qui, chez Vidal-Naquet, nous fascine, et ce qui nous en éloigne : sans doute la « tentation du vrai » qui anime les mouvements qui nous sont chers dérogent-elle parfois au « voeu de l’exactitude » qui est au principe de son travail et de son action. À l’origine de l’entretien qui suit, il y a ce sentiment mêlé d’admiration et d’éloignement : une distance respectueuse. On peut parier que Pierre Vidal-Naquet serait le premier à la revendiquer.

Cet entretien a été publié dans le n°17 de la revue Vacarme, automne 2001


Il y a dans vos combats successifs une constante : chez vous, l’engagement a tous les aspects du retrait. On peut voir par exemple, dans votre dénonciation de l’usage systématique de la torture par l’armée française pendant la guerre d’Algérie, un geste de désolidarisation d’avec l’État français plutôt qu’un acte de solidarité avec les Algériens. De fait, vous aimez à vous définir par la négative : vous n’avez pas été communiste, ni trotskiste, ni maoïste, etc.

Je ne suis certainement pas un homme de parti politique. Dans un parti, on pratique le conditionnel dès que quelque chose ne s’inscrit pas dans sa logique ; on témoigne d’une sorte de méfiance devant la vérité de l’indicatif.

Quand le Comité Audin, qui dénonçait les tortures de l’armée française, a condamné les tortures infligées aux gens de l’OAS, Jules Borker, l’avocat de Josette Audin, qui était, comme le couple Audin, communiste, m’a dit avec mille précautions : « Vidal-Naquet, j’apprends que le Comité Audin aurait, je dis bien aurait, envoyé dans toutes les rédactions un texte dénonçant les tortures qui auraient, je dis bien auraient, été infligées aux gens de l’OAS. » Et il a ajouté ce mot désarmant : « Je ne comprends pas que des hommes qui depuis des années luttent contre la torture aient pu signer un communiqué pareil. » Autrement dit je ne comprends pas que des hommes qui ont condamné la torture continuent à la condamner.

C’est aussi au conditionnel qu’on a parlé du rapport « prétendument attribué à Khrouchtchev », ou encore des propos qu’« aurait tenus » Ben Bella en 1962 quand il a dit : « Nous sommes des Arabes, des Arabes, des Arabes, nous allons envoyer 100 000 Algériens en Palestine pour combattre Israël. »

Je crois qu’il y a toujours un moment où il faut choisir entre son parti et la vérité. Cela ne veut pas dire que je condamne ceux qui sont membres d’un parti ; mais mon tempérament y est en effet rebelle.

Pourtant, beaucoup de vos amis les plus proches — vos « frères », pour reprendre un terme que vous affectionnez : Jean-Pierre Vernant, Robert Bonnaud — avaient choisi la voie de l’engagement au Parti communiste, quitte à y mener un travail de critique interne...

Oui, mais si vous prenez l’exemple de Vernant, les décisions essentielles qui ont été les siennes ont été prises hors du Parti. Quand, en 1940, il décide de résister, il se met en réserve du PC : il entre alors à Libération, distribue avec son frère des tracts « Victoire anglaise = Victoire de la France », qui sont à l’opposé de la ligne du Parti. Idem au moment de la guerre d’Algérie. J’ai bien été tenté, en 1948-1949, de rejoindre le Parti communiste — à l’époque, c’était le seul parti auquel on pouvait songer à adhérer. J’ai dit à mon ami Charles Malamoud : « Ce sera pour faire de l’opposition à Staline. » Il me l’a déconseillé, en me prédisant que cela se passerait mal. Quoi qu’il en soit, cette hypothèse devient pour moi inenvisageable, dès les procès de Rajk et de Slansky. Et puis il y a eu l’expérience du comité Audin. Certains de ses membres étaient communistes, à commencer par deux de ses fondateurs : Michel Crouzet était un stalinien de vieille roche qui commençait à se déstaliniser (il est maintenant à la droite de Le Pen) ; Luc Montagnier était un communiste tout à fait orthodoxe (je pense qu’il l’a oublié). Pourtant, nous y avons raisonné hors des partis, et les positions que nous avons adoptées auraient été inconcevables dans le cadre d’un parti politique.

Ma seule expérience, en matière d’engagement dans un parti, a été mon adhésion, pendant quelque mois, à l’Union de la Gauche Socialiste (UGS) puis au PSU. Mais c’étaient plutôt des clubs de discussion. Une autre tentation a été pour moi Socialisme ou Barbarie. Quand je les ai rencontrés, j’ai dit à Jean-François Lyotard : « Ce qu’il y a de bien chez vous, c’est le côté Alain — le citoyen contre les pouvoirs. » Mais il a pris cela pour une critique (rires).

La proposition d’Alain semble en revanche particulièrement appropriée à l’auteur de Face à la Raison d’État [3].

Pendant les années algériennes, mon but principal n’était pas de révéler les tortures — en un sens, tout le monde les connaissait ; c’était de dire la responsabilité de l’État au plus haut niveau. On dit souvent que je suis un vieux dreyfusard, et que cela ne sert plus à rien. Mais cela sert quand même. Je suis en train de lire les écrits de Jaurès, que Madeleine Rebérioux vient de republier [4]. Jaurès insiste tout particulièrement sur le danger de l’état-major, qu’il présente comme une machine à faire des faux. Or l’armée française est sur ce point d’une extraordinaire constance. Je suis entré dans la lutte contre la guerre d’Algérie à propos de ce qu’André Boissarie, procureur général de la République, appelait un « faux corporel » : la soi-disant évasion de Maurice Audin. Ce qui est extraordinaire dans cette affaire, c’est qu’on est allé jusqu’à faire jouer une scène d’évasion. En général, quand quelqu’un était tué, on se contentait de dire qu’il s’était suicidé, ou qu’il était mort « au cours d’une tentative d’évasion » - ce qu’on appelait la « corvée de bois ». Or l’analyse que j’ai menée avec Jérôme Lindon dès 1958 [5] a été récemment confirmée par la déposition du sergent Cuomo. Ce dernier dit n’avoir jamais vu Audin : « J’ai vu, affirme-t-il, un homme cagoulé sauter de la jeep ; et on m’a dit ensuite que c’était Audin. » Ce faux corporel a provoqué par la suite toute une série de faux matériels. Des faux en écriture publique, d’abord : un rapport décrivant en détails l’évasion d’Audin, des rapports contradictoires sur les circonstances de cette évasion, et toute une série de faux témoignages. Et il y a collusion à tous les niveaux de l’appareil d’État : les militaires mentent, le juge d’instruction le sait parfaitement et enregistre sans réagir, alors qu’il y aurait pourtant là matière à inculpation pour outrage à magistrat.

Vous suggériez que cette pratique se perpétue aujourd’hui dans l’état-major...

Tout récemment j’ai appris l’existence d’un livre blanc intitulé Mémoire et vérité des combattants d’Afrique du Nord. J’ai écrit au responsable de la publication, le général Gillis, pour recevoir cet ouvrage. Il m’a répondu : « C’est gratuit pour tout le monde, 80 F pour les traîtres. Pour vous ce sera 40 F. » Tant qu’à être un traître, autant l’être à part entière, je lui ai envoyé un chèque de 80 F à son nom.

Un chapitre de ce livre blanc s’intitule « le roman de Favrelière ». On sait que Noël Favrelière a déserté en emmenant un prisonnier qu’il avait l’ordre d’exécuter (il en a publié le récit [6] en octobre 1960, aussitôt saisi). Selon les auteurs de l’ouvrage, le colonel Bolle du Chaumont — qui était le commandant d’unité de Favrelière, en même temps qu’officier de renseignement du 8ème RPC — conteste cette version : Favrelière ne serait pas parti avec un prisonnier, mais avec deux. Autrement dit on lui « colle » l’exécution d’un prisonnier qu’ils avaient tué.

Dans d’autres chapitres, on dit qu’il est parti parce qu’il était un lâche, on parle d’« imposture », et on ajoute qu’il a bénéficié d’un traitement de faveur des Affaires culturelles, qui l’ont nommé directeur du Centre culturel d’Amman. « Ne vous laissez pas impressionner, insiste-t-on, par son titre d’attaché culturel : d’abord c’est chez les Bédouins, ensuite il doit ce poste à la protection de Jean-Paul Sartre, qui veut se faire pardonner son attitude de compromission pendant l’Occupation. »

Dans ces textes, tout est rigoureusement faux. Favrelière a été nommé en 1989, neuf ans après la mort de Sartre, qui devait avoir le bras bien long, pour intervenir depuis sa tombe. Et tout le reste est à l’avenant. La première chose à faire dans des cas de ce genre, c’est ce qu’avait fait Jaurès dans Les Preuves, et que j’ai essayé de faire avec L’affaire Audin : un travail de critique historique élémentaire. Ce travail est toujours aujourd’hui nécessaire, surtout quand il s’agit de l’armée, qui est capable de tous les mensonges et de tous les faux.

Dans toutes les dimensions de votre travail, on trouve une réflexion sur la fabulation. Mais elle n’a pas toujours la même valeur. Elle peut être ce qui recouvre le réel et fait obstacle à son appréhension (les « vérités officielles ») ; mais elle peut être aussi ce qui permet d’y accéder (la tragédie athénienne) ; ou encore ce qui permet d’agir sur le réel (vous êtes très attentif à la dimension pragmatique de la fiction, à son efficacité symbolique). Comment articuler ces trois dimensions ?

Toute mon œuvre d’historien de l’Antiquité consiste en effet à étudier l’imaginaire comme fraction du réel, et ce depuis mon premier livre, Clisthène l’Athénien [7], où j’interrogeais avec Pierre Lévêque des abstractions comme l’espace et le temps, jusqu’à mon travail sur l’homme tragique [8] : il est évident qu’on ne peut pas traiter l’Œdipe-Roi de Sophocle comme s’il s’agissait d’un compte-rendu de l’assemblée d’Athènes.

En un sens, il y a une sorte de décalage entre mon activité d’historien contemporain, qui est consacrée à démonter les faux, et mon activité d’historien de l’Antiquité, qui est presque entièrement consacrée à reconstituer les fabulations. Ce qui fait le lien entre les deux c’est la fabulation : d’un côté je la traite dans ses rapports avec la vérité, de l’autre je l’étudie dans sa structure propre. C’est peut-être artificiel, mais je ne le crois pas.

Notes

[1] Les Intellectuels en question. Ébauche d’une réflexion, Fourbis, 1996

[2] Pierre Vidal-Naquet, un historien dans la cité, sous la direction de François Hartog, Pauline Schmitt et Alain Schnapp, La Découverte, 1998

[3] La Découverte, 1989

[4] Jean Jaurès, Oeuvres, publiées sous la direction de Madeleine Rebérioux et Gilles Candar, Fayard, 2000

[5] L’Affaire Audin, Minuit, 1958

[6] Le Désert à l’aube, Minuit, 1960

[7] Les Belles Lettres, 1964. Macula, 1983, 1992

[8] Entre autres : Le Chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec. Maspero, 1981. La Découverte, 1991 ; et La Grèce Ancienne (3), Rites de passage et transgressions (avec J.-P. Vernant), Seuil, coll. « Points/Histoire » 1992.

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