par Me Jean-Jacques de Félice, 17 août 2006
Pendant et depuis la guerre d’Algérie, mes rencontres avec Pierre ont été fréquentes et à chacune notre amitié s’est renforcée.
On connaît sa lutte exemplaire contre la torture pratiquée en Afrique du Nord par la France des droits de l’homme, sa compréhension particulièrement vive des combats nécessaires, contre le colonialisme, contre les totalitarismes quels qu’ils soient, on connaît son soutien aux luttes de libération partout dans le monde : on connaît moins son exigence sur le choix des moyens, sa volonté inflexible de défendre d’abord des personnes avec des moyens ne contredisant pas les fins à réaliser.
J’aimais ses indignations et ses colères parfois très vives : de ses amis, il ne supportait pas la moindre erreur d’analyse, pour ses adversaires idéologiques, il manifestait avec force ses désaccords, toujours argumentés. Contrairement aux « politiques » qui, par opportunité ou calcul, feignent d’oublier le passé pour rechercher le plus large « consensus », il n’oubliait rien. Jamais !
La mémoire de ses parents morts en déportation, sa rencontre avec toutes les injustices des années 1950-1960, son engagement pour les Algériens, pour leur indépendance et leur dignité, n’admettaient pas l’effacement des crimes du passé. Pour lui l’Affaire Audin n’était pas, et ne pouvait pas être, une affaire terminée : elle devait rester une leçon pour l’avenir.
Il supportait particulièrement mal les rencontres avec des personnages qu’il estimait responsables de crimes « légaux » commis au nom d’une « pacification » qu’il savait « guerre » particulièrement injuste. Je garde le souvenir de plusieurs de ces rencontres insolites avec des « adversaires ».
L’une particulièrement : nous étions rassemblés dans une salle près de La Trinité, à Paris, dans les années 1970, nous dénoncions la politique américaine de guerre au Viêt-nam, beaucoup de responsables de la gauche manifestaient enfin avec nous pour protester contre les bombardements au napalm dont étaient victimes, là-bas, les populations civiles. Je me souviens de la présence de nombreux responsables de la LDH, du Syndicat la magistrature, du Mouvement d’action judiciaire, du PC ; Charles Hernu représentait le Parti socialiste et cet engagement était un fait nouveau qu’il ne nous semblait surtout pas opportun de critiquer : ce meeting ne devait, en aucun cas, échouer.
L’atmosphère était sereine jusqu’au moment où Pierre aperçut dans l’assistance le président Roynard, celui qui pendant plusieurs années avait présidé le Tribunal militaire d’Alger et avait envoyé à la guillotine de nombreux combattants algériens (François Mitterrand étant à l’époque garde des Sceaux, ministre de la Justice). Pierre était assis à côté de moi, il s’est tout à coup levé d’un bond et m’a signifié : « Je vais le gifler, celui-là. » Tous ceux qui étaient à côté de nous, et qui étaient venus pour un objectif bien précis, se sont précipités avec moi pour le calmer et pour empêcher un esclandre qui aurait définitivement rendu impossible notre action « unitaire » organisée seulement pour dénoncer la politique criminelle des États-Unis au Viêt-nam. C’était Pierre !
Plus récemment, à Versailles, lors d’un procès qui opposait des militants libertaires à Jean-Marie Le Pen, que Pierre détestait particulièrement (et qui était alors poursuivi pour avoir frappé la député socialiste de Mantes-la-Jolie), nous avions eu, Irène et moi, la « bonne idée » de citer comme témoins l’amiral Antoine Sanguinetti et Pierre Vidal-Naquet, pour illustrer les capacités de nuisance du leader d’extrême droite… Arrivé à l’audience, j’ai senti que Pierre ne supporterait pas un instant de parler aux magistrats de la Cour sans injurier vigoureusement l’accusé Le Pen. L’incident tourna court : la Cour refusa d’entendre nos témoins et Le Pen déclara péremptoirement : « De toute façon, tout le monde se fout de l’avis de ce pauvre Vidal-Naquet. » Bel hommage, en vérité, venant de là…
Autre occasion de rencontre avec Pierre, lors d’une manif à la Bastille… (En fait, il n’y a pas de meilleur lieu pour bavarder avec des amis que l’on n’a pas tellement l’occasion de rencontrer qu’une « manifestation » !) Nous étions rue de la Roquette – je ne me souviens pas exactement de l’objectif de notre défilé –, nous parlions, Pierre et moi, de tout et de rien, du passé et de l’avenir il me dit tout à coup, au carrefour de la rue de Lappe : « Les dictateurs, les tyrans, il faudrait les éliminer physiquement avant qu’ils aient pu réaliser leurs crimes, je regretterai toujours qu’on n’ait pas assassiné Hitler avant qu’il ne devienne le Führer et commette ses abominations. » Ces mots m’ont fait réfléchir et je me suis posé la question : avait-il totalement tort ?
Pierre était surtout généreux et attentif aux détours inattendus de l’histoire, En Mai 68, lors de l’occupation de la Sorbonne et alors que nous craignions les manipulations provocatrices de quelques-uns, plus ou moins sollicitées par des éléments de la police pour discréditer le mouvement, nous nous sommes heurtés, pacifiquement, à ceux que l’on a appelés les « Katangais » et qui avaient en tête de mettre le feu aux combles de l’Université, ce qui aurait eu évidemment pour effet, devant la France entière, de déconsidérer le mouvement « ouvriers-étudiants » et de le désigner comme absolument « terroriste ». Avec Madeleine Rebérioux et Pierre Vidal-Naquet, nous avons réuni quelques chèques et quelques billets ramassés auprès d’amis, et nous les avons remis, en pleine nuit, à ces « Katangais » plutôt avinés et excités, pour les amener gentiment à quitter les lieux, ce qu’ils ont fait, fort heureusement ! Cela ne s’oublie pas !
Je ne suis pas certain que Pierre ait participé à de nombreuses réunions du Comité central de la Ligue des droits de l’homme, où il était heureux d’être entré. Il a dû, un jour, considérer que nous étions trop timorés ou indécis, ou qu’une prise de position de la Ligue lui déplaisait, il me semble qu’alors il s’en est écarté, momentanément.
Visiblement, Pierre n’aimait pas les compromis ou les motions « nègre-blanc » ! En ce temps-là, dans les années 1960 et suivantes, il me paraît surtout que Daniel Mayer, présidant une Ligue n’ayant plus beaucoup de forces ni de capacités de mobilisation, nous avait en quelque sorte « cooptés » dans un comité central que les présidents qui suivront organiseront de façon plus « démocratique » – la désignation de ses membres se faisant heureusement aujourd’hui plus par élection que par choix d’un président tout-puissant.
Dans ces années-là, peu après la guerre d’Algérie, Laurent Schwartz, Pierre Vidal-Naquet, Madeleine Reberioux, Pierre Stibbe, moi-même et d’autres, nous sommes donc entrés au comité central de la Ligue (titre bien pompeux et qui nous faisait sourire !), il faut le reconnaître, par « cooptation » d’un homme et d’un ami exceptionnel, qui avait été un exemple pour nous tous dans les récents combats, ceux de la Résistance et ceux de l’Algérie. Pierre ne ressemblait pas à Daniel : ils me semblaient même, par leurs qualités, leurs défauts, leurs caractères, très différents. Mais leurs mémoires pourront difficilement être dissociées, dans l’histoire et dans les souvenirs de la Ligue.