Pierre Vidal-Naquet

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Un historien dans et de la guerre d’Algérie

par Sylve Thénault


Sylvie Thénault, chargée de recherche au CNRS, sylviethenault@aliceadsl.fr Bertrand Hamelin, correspondant de l’IHTP, hamelinbertrand@yahoo.fr

Je commencerai par offrir à la mémoire de Pierre une confidence : j’ai beaucoup hésité avant de devenir historienne. Moi qui goûte tant le plaisir de la lecture, j’aurais aimé m’engager dans une voie plus littéraire. Je le regrette parfois, et plus particulièrement aujourd’hui, car c’est par un beau texte que j’aurais voulu rendre hommage à Pierre. C’est donc par défaut, je l’avoue, mais avec émotion et respect, que je lui offrirai ce que j’ai appris à faire : un travail d’histoire. Et je remercie Bertrand Hamelin d’y contribuer très largement. Bertrand Hamelin est correspondant de l’IHTP pour le département du Calvados et, travaillant sous la direction conjointe de Raphaëlle Branche et de moi-même, à une recherche sur « La guerre d’Algérie en France », il a été amené à s’intéresser aux premiers engagements de Pierre contre la guerre, lorsque ce dernier était en poste à l’université de Caen. Il l’a rencontré à ce sujet, il a retrouvé son premier texte sur ce qui allait devenir l’Affaire Audin, ainsi qu’une photographie, sur laquelle les agrégés, dont Pierre, portent la toge. C’est donc en revenant sur ces années caennaises que Bertrand évoquera Pierre dans la guerre d’Algérie. Son engagement est très connu au plan national, grâce à la persévérance du Comité Maurice Audin, dont il fut l’un des principaux animateurs et qui n’eut de cesse de se battre pour faire éclore la vérité sur le sort du jeune mathématicien disparu. Il nous a semblé que ce jeu d’échelles pouvait apporter un peu de neuf sur cet engagement, en éclairant la façon dont Pierre a concilié une action d’envergure nationale et son ancrage professionnel en dehors de Paris.

PIERRE VIDAL-NAQUET A CAEN (1956-1960)

L’œuvre d’historien de Pierre Vidal-Naquet sur la guerre d’Algérie est en effet inaugurée par un premier texte rédigé à la toute fin de l’année 1957 : « C’est à Caen, dans le Can-Caen, organe des étudiants, que je publiai de façon anonyme mon premier article sur l’« Affaire », au début de 1958 », écrit Pierre Vidal-Naquet dans ses Mémoires. Cet article est à bien des égards une esquisse du petit livre paru en mai 1958 aux Editions de Minuit. Le fait qu’il fut publié d’abord à Caen avant d’être édité sous forme de tract n’est qu’un des éléments de l’activité de Pierre Vidal-Naquet sur la guerre d’Algérie dans cette ville où il enseigna quatre ans, de 1956 à 1960, comme assistant d’Henri Van Effenterre puis de Louis Harmand.

Pierre Vidal-Naquet arrive dans une ville universitaire en pleine mutation. Détruite en 1944, l’Université de Caen occupe déjà des nouveaux locaux inaugurés en juin 1957 lors de fastueuses cérémonies à l’occasion desquelles cette photographie fut prise. Elle est alors réputée comme « l’Université la plus moderne d’Europe ».

Très fière de son statut et de ses traditions de cité universitaire, Caen, surnommée depuis le XVIIème siècle l’« Athènes normande », est alors pourtant en pleine mutation, notamment sur le plan de l’action des intellectuels dans le champ politique. La mobilisation contre la guerre d’Algérie a pris dès le printemps 1956 une ampleur remarquable, sous l’impulsion notamment de professeurs du secondaire de sa génération (parmi lesquels Mona et Jacques Ozouf, Michelle et Jean-Claude Perrot) et de l’Université (notamment Michel de Boüard , doyen de la Faculté des lettres), tous proches ou membres du Parti communiste français. C’est vers ce groupe d’opposants constitué, mais divisé par ce que il appelait l’« immonde saloperie » de Budapest que Pierre Vidal-Naquet se tourne, tout en n’ayant jamais dédaigné discuter avec ses « adversaires ». Contrairement à ces intellectuels résidant à Caen, Pierre Vidal-Naquet fait la navette hebdomadaire entre Caen et Paris, ne séjournant en Basse-Normandie que deux jours par semaine.

Dans la lutte pour la vérité dans l’Affaire Audin, Pierre Vidal-Naquet ne sépare absolument pas son activité nationale, essentiellement menée depuis Paris de son activité caennaise. Il est celui, selon ses propres termes, qui, alors, « fait le lien » entre Paris et Caen. Il trouve en Normandie une écoute particulière, notamment auprès du « mathématicien radical » Roger Apéry (1916-1994), politiquement et professionnellement proche d’Albert Châtelet, et connaissant Laurent Schwartz. Pierre Vidal-Naquet et Roger Apéry obtiennent une réelle audience dans les milieux enseignants de Caen. A l’initiative de Roger Apéry, est créé le 8 janvier 1958 un Comité Audin de l’Académie de Caen, recrutant principalement ses adhérents dans le supérieur, et constituant un cas unique de comité spécifique en province. Sylvère Monod, disparu cet été lui aussi, m’avait fait part de la grande capacité de Pierre Vidal-Naquet à convaincre ses collègues , et à recruter des adhérents aux convictions politiques diverses. Bien que rapidement en conflit, Roger Apéry et Pierre Vidal-Naquet donnent à ce Comité une visibilité réelle, organisant des réunions d’information, invitant des orateurs – notamment Jacques Vergès et Robert Barrat, que Pierre Vidal-Naquet m’a dit avoir rencontré pour la première fois à cette occasion, soit le début d’une fructueuse coopération – et diffusant l’information auprès de leurs collègues et au-delà : cet article publié dans le journal étudiant, puis, sous le manteau et avec l’aide de libraires amis, La Question d’Henri Alleg, L’Affaire Audin, puis les premiers numéros de Vérité-Liberté notamment. Entre 1958 et 1960, agissant de concert avec la Ligue des Droits de l’Homme, volontairement distant d’un Mouvement de la Paix, dont Pierre Vidal-Naquet se méfie, le Comité Audin local est une force dynamique dans le monde politique local, favorisant le difficile lien entre communistes et « Nouvelle gauche » et incarnant plus que toute autre organisation l’entrée en scène des intellectuels.

Pierre Vidal-Naquet consacre de nombreuses pages à ses années caennaises dans ses Mémoires ; non seulement parce qu’elles sont le moment de cette lutte inaugurale qu’a été la lutte pour la vérité pour Maurice Audin, mais aussi parce Caen fut le lieu de rencontres structurantes dans une période de formation – il n’a que vingt-six ans en 1956. Deux personnalités semblent l’avoir particulièrement marqué en dehors de Roger Apéry (sur lequel il est d’une particulière dureté dans ses Mémoires) : le Recteur Pierre Daure (1892-1966), résistant, ancien Préfet, avec lequel Pierre Vidal-Naquet eut de nombreuses discussions, cet interlocuteur étant membre de la Commission de sauvegarde des libertés en Algérie, chargé notamment de l’Affaire Audin ; le Doyen de la Faculté des Lettres, l’archéologue et médiéviste Michel de Boüard (1909-1989), pour lequel la qualification d’« atypique » est de l’ordre de l’euphémisme – il est notamment chrétien et communiste – et auquel le lia une réelle amitié, en dépit d’un différend cruel lorsque son ancien Doyen, ancien déporté, ancien communiste, mais toujours historien, apporta en 1986 un soutien plus qu’inattendu au négationniste Henri Roques.

A Caen, l’activité de Pierre Vidal-Naquet s’impose donc comme un des premiers exemples d’implication locale d’un intellectuel. Avant la guerre d’Algérie, rares étaient les universitaires qui osaient s’exprimer publiquement sur la chose publique, Michel de Boüard et Roger Apéry faisant jusque-là figure d’exceptions. L’activité de Pierre Vidal-Naquet, incapable de militer à temps partiel – preuve, s’il en était besoin, d’une activité intellectuelle viscérale, cohérente, accaparante et sincère- est un des plus intéressants exemples de cette parole désormais délivrée et, avec bien des nuances, audible. Retenons de cette nouvelle reconnaissance du rôle social de l’intellectuel la mobilisation unanime de ses collègues de la Faculté des Lettres de l’Université de Caen, dont de nombreux hommes de droite – Pierre Chaunu, pourtant signataire du « contre-manifeste », le Manifeste des intellectuels français – pour le défendre par voie de pétition lors de la sanction de l’automne 1960, après sa signature du manifeste des 121. A cette occasion, outre une réponse à l’amicale mais ferme sollicitation du doyen de Boüard, c’est bien la question de l’intellectuel dans la cité, qu’elle soit universitaire et de province ou entendue au sens le plus large – qui est posée. Les collègues de l’historien ont désormais conscience que leur rôle peut consister aussi à mettre compétences et talent au service des convictions. Le 29 novembre 1960, 800 personnes assistent à un meeting de soutien à Pierre Vidal-Naquet, dont de nombreux étudiants, pour qui le jeune enseignant semble avoir été un modèle d’engagement.

Fin 1960, Pierre Vidal-Naquet est contraint de gagner Lille. Il est, en quelques années, devenu un intellectuel de premier plan. Il reviendra peu dans la cité bas-normande, Michel de Boüard n’ayant notamment pas réussi à prendre la « revanche » sur l’administration qu’aurait constitué son retour à Caen comme maître de conférences en 1966. Qu’il soit aussi, malgré la brièveté de ces années caennaises, un acteur important de l’histoire des intellectuels à Caen est cependant établi. Ce n’est pas là un élément très connu, mais sans doute non négligeable du parcours intellectuel de Pierre Vidal-Naquet.

UNE ŒUVRE D’HISTORIEN EN HERITAGE

Si engagé qu’il ait été, à Paris ou à Caen, Pierre n’oubliait jamais d’être historien et, à ce titre, comme Bertrand Hamelin le rappelait, il a fondé un modèle pour les générations suivantes. Car il a mis son savoir-faire au service de son engagement, sans jamais sacrifier à la déontologie de son métier. C’est pourquoi il fut autant un historien de la guerre d’Algérie qu’un historien dans la guerre d’Algérie. L’un n’allait pas sans l’autre. A partir de L’Affaire Audin, livre dans lequel il traquait et débusquait le mensonge de la version officielle voulant que Maurice Audin se soit évadé puis évanoui dans la nature, il produisit inlassablement, en effet, textes et ouvrages fondateurs pour la connaissance de l’histoire de la guerre et pour son écriture, par la suite . C’est que la dénonciation de la version officielle concernant le sort de Maurice Audin impliquait nécessairement de tenter de percer les mystères du système répressif en Algérie en répondant à des questions fondamentales : qui y détenait les pouvoirs d’arrestation, de détention et d’interrogatoire ? Dans quelles conditions les arrestations, les détentions et les interrogatoires étaient-ils légaux ? Comment s’articulaient la première phase clandestine, entre les mains des militaires préservant le secret de leurs actes, et la phase légale de la répression ? Il fallait reconstituer le circuit répressif, de l’arrestation à une éventuelle présentation aux autorités judiciaires, sortant le « suspect » du secret bien gardé des militaires, pendant lequel tout – et surtout le pire – pouvait advenir. Pour tenter de comprendre ce qui avait pu arriver à Maurice Audin donc, le Comité portant son nom, et Pierre en particulier, furent à l’affût de toute information, de tout document, de tout témoignage concernant la répression, dont celui de Paul Teitgen, secrétaire général de la Préfecture d’Alger en 1957, reste inégalable pour connaître de l’intérieur la façon dont le système fonctionnait. Ces données, Pierre les publiait, les annotait, les présentait, les exploitait lui-même, au mépris des risques encourus et avec toutes les précautions qu’imposait l’Etat par ses réactions : saisies de la presse, poursuites des pourfendeurs de la guerre, sanctions même, le tout avec un arbitraire dénué de toute logique, faisant planer une redoutable épée de Damoclès sur qui s’engageait. Les saisies et les poursuites frappaient – ou pas. Mais elles étaient toujours de l’ordre du possible. Pour cette raison, Témoignages et documents puis Vérité-Liberté, rédigés, fabriqués et diffusés sous le manteau pour apporter des preuves contre les dénégations et les silences gouvernementaux, aux titres significatifs de ce combat contre le mensonge et les pratiques liberticides vouées à le protéger, sont aujourd’hui incontournables, comme sources, pour qui s’intéresse à la répression pendant la guerre . « La justice hors-la-loi » fut une de mes premières lectures lorsque je commençai ma thèse . C’est La raison d’Etat, cependant, éditée en 1962 par Minuit, qui est le modèle le plus abouti du travail de Pierre pendant la guerre, grâce à son introduction et ses annotations guidant le lecteur dans l’interprétation des textes présentés . Pierre offrait ainsi à ses confrères à venir une alternative à l’écriture de l’histoire sur les seules archives publiques. Car quand l’Etat, ses services, ses agents mentent et camouflent, il faut d’autres sources que les documents produits par les administrations pour arriver à une histoire au plus proche de la vérité. Certes, une critique judicieuse des archives publiques, leur lecture avec finesse, croisée avec d’autres, permet aussi d’y parvenir – et le défi a été relevé par Raphaëlle Branche sur la torture. Mais en collectant, en publiant, en mettant en relation des informations de diverses provenances, Pierre débroussaillait un chemin épineux au service de ses pairs. Il leur indiquait, avant de se plonger dans les archives publiques, comment en décoder les silences, les euphémismes, voire les purs mensonges. Il leur disait comment les lire et les comprendre. C’était – déjà – un combat contre la négation, qui vient se nicher au cœur d’archives prises trop à la lettre et dont les silences seraient insignifiants : ils ne cacheraient rien. Les disparitions de « suspects », ainsi, n’ont pas laissé de trace écrite explicite et irréfutable. Aucun document ne décompte les disparus, évidemment. Il est facile, dès lors, – mais inconscient – d’emboîter le pas aux militaires sur la défensive, pour conclure qu’absence de trace équivaut à absence de pratique. La solution se trouve dans la voie ouverte par Pierre : reconstituer le système répressif à l’œuvre en Algérie et, à partir de là, les différents circuits que pouvait connaître un « suspect » arrêté par les militaires, pour montrer comment ce système rendait possible une pratique massive de la torture et des disparitions, objets majeurs des combats menés par Pierre . Cependant, au moment où il publiait, pendant la guerre, Pierre ne pensait pas aux historiens du futur. Cherchait-il, même, à faire de l’histoire ? Oui, mais pas seulement. Car son souci était, d’abord, d’alerter ses contemporains, de les appeler à la vigilance et à l’engagement contre la guerre et c’est au service de cet engagement qu’il mobilisait ses compétences, qu’il usait de sa méthode d’historien. C’est pourquoi il ne s’est pas arrêté en si bon chemin. Dépassant le stade de la collecte d’informations, de la présentation de documents et de l’écriture d’articles, il est allé au bout de l’exercice de son métier en rédigeant La torture dans la République, parue en anglais chez Penguin Books, dès 1963. Il se proposait alors d’analyser cette pratique pour ce qu’elle fut : « une torture d’Etat » . Le républicain qu’il était perdait-il la foi ? Il amorçait, en tout cas, la réflexion sur la République en guerre, la République aux colonies, s’éloignant du régime idéal qu’elle affiche par ses valeurs. Pierre se proposait, en effet, de traiter la torture comme « une institution d’Etat, ce qu’elle fut à des titres divers pendant la guerre d’Algérie, dans l’Allemagne de Hitler, dans l’URSS de Staline » . Mais il fallut presque dix ans pour que le livre soit traduit et édité chez Minuit en 1972. Une génération s’en allait, une nouvelle émergeait depuis Mai 68. Pierre poursuivait son travail. Il devenait un témoin de l’engagement contre la guerre d’Algérie, que ses Mémoires restituent . Néanmoins, s’appuyant désormais sur ses souvenirs et son expérience personnelle, il posait lui-même, comme historien, les jalons de premières interprétations. Journal de la commune étudiante, ainsi, traçait des pistes pour relier l’opposition à la guerre d’Algérie et le mouvement de Mai . Puis il créa une typologie des résistants à la guerre d’Algérie appelée à faire référence, y compris pour être discutée : « bolcheviks », « tiers-mondistes » et « dreyfusards », catégorie dans laquelle il s’inscrivait lui-même sans que cela empêche des sympathies pour les deux autres appartenances . En écrivant pendant la guerre, Pierre ne pensait pas, donc, aux historiens qui plus tard prendraient ce passé pour objet d’étude. C’était, m’a-t-il dit un jour, un rêve auquel il n’osait pas croire. Je dois dire pour finir, à quel point je lui suis redevable en tant qu’historienne et à quel point, aussi, je suis heureuse – et Raphaëlle Branche s’associe à mon propos – d’avoir pu lui procurer cette joie.

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