Pierre Vidal-Naquet

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En hommage à mon ami Pierre Vidal-Naquet

par Isabelle Rozenbaumas, 2 août 2006


Pierre a été enterré à Fayence. Nous n’avons pas eu le temps d’avoir notre dernière engueulade. Je m’apprêtais à l’appeler d’ici quelques jours. J’attendais innocemment que la canonnade se calme…

PVN restera pour moi celui qui a mené un combat intransigeant contre la torture sous la République et contre la raison d’État. Il restera aussi celui qui a démonté pièce par pièce la machinerie négationniste. Son combat contre les négationnistes a mobilisé toutes ses forces, la totalité de son être et il me semble qu’il demeure une ligne de front inexpugnable – disons tant qu’il y aura des Juifs pour l’« inexpugner ».

J’écrivais ma maîtrise sous sa direction à l’époque où Les Assassins de la mémoire ont été publiés (1987). Peu après, Pierre m’embaucha pour mettre de l’« ordre » dans sa correspondance personnelle, une armoire métallique (ou deux) dans son petit bureau du Centre Louis Gernet, au 10 rue Monsieur-le-Prince, pleines à craquer de papiers pliés ou entassés, certaines lettres selon des pliures improbables et passablement chiffonnées, risquant la destruction quand on tentait de les mettre à plat, auraient fait le bonheur d’une archéologue de la pliure comme Mireille Bélis.

Quatre ou cinq (peut-être six ou sept) caisses de correspondance ont ainsi été envoyées à Fayence, d’où il m’appelait plusieurs fois par jour en les attendant, car c’était l’été et la poste prenait son temps. Il y avait là-dedans quelques longues missives écrites par des anciens élèves devenus ses collègues, portant sur quelque désaccord intellectuel ou argumentant une approche qui n’avait pas d’emblée retenu son enthousiasme. Par une conjugaison d’exigence et de confiance, Pierre savait faire de ses étudiants des chercheurs chevronnés, mais il est vrai aussi qu’il attirait à lui des esprits que la complexité ne rebutait pas. Il cultivait aussi l’amitié avec un art particulier. Parmi ses anciens élèves, nombreux sont ceux qui ont écrit des livres novateurs. L’une d’entre eux au moins l’a précédé dans la mort.

Sa correspondance avec des amis juifs devenus de trop ardents sionistes constituait un morceau de choix dans ces échanges, notamment Michel (ou Michael) Harzgor et Annie Kriegel. Il me semble avec le recul que Pierre n’avait pas toujours raison, mettant parfois quelque férocité à réduire l’adversaire. Il s’agissait aussi d’établir la liste raisonnée de ses articles sur l’Algérie, dont il n’avait plus toujours la trace et qu’il avait fallu aller rechercher dans les journaux où ils avaient été publiés, Le Monde bien sûr, mais aussi France-Observateur, Combat. Leur liste figure à la fin de la réédition de Face à la raison d’État (La Découverte, 1989).

C’était un homme qui aspirait avant tout à la justice et à la vérité. Un maître de rigueur et un immense historien. Nous étions l’un pour l’autre aussi exotiques qu’il était possible de l’être. Ses origines sociales et culturelles, dont son histoire tragique n’avait pas tout à fait effacé les traces, et les miennes, qui faisaient plus facilement de moi une autodidacte aux connaissances confuses et anarchiques qu’une universitaire, ont été entre nous un objet de curiosité mutuelle et aussi d’attraction. Sa réaction au livre de mon père a été à cet égard l’une des plus chaleureuses et des plus admiratives que j’ai rencontrées. Était-ce à cause du « voleur de pommes » de saint Augustin que mon père avait choisi ce titre, me demanda-t-il avec le plus grand sérieux ? Or si papa avait lu les classiques russes, Nietzsche et Spinoza, il connaissait peu les Pères de l’Église…

En tant que Juif, il a fait ce qu’il a pu, compte tenu de sa propre histoire. La détestation active que lui vouent un certain nombre de Juifs, qui voient en lui un exemple de haine de soi juive, n’est pas pour rien dans sa propension – tsu lehokhes : rien que pour les faire enrager – à signer des appels les plus propalestiniens possibles. Sa colère contre ses « ennemis » juifs était d’autant plus vive qu’il avait été blessé et atteint par des propos insultant la mémoire de son père dans son être le plus profond, là où la barbarie l’avait déjà frappé .

Il se désignait lui-même comme Juif « de volonté ». Par sa formation, il ne savait presque rien de ce qu’était le judaïsme. Et ce n’est pas son « Jojo » – son introduction à la traduction de Flavius Josèphe – qui modifia fondamentalement cette donnée, même si je luis dois personnellement la lecture de Gershom Scholem qui devait changer ma propre vie. Du Shabtai Tsvi de Scholem, il disait que c’était le plus grand livre d’histoire jamais écrit et conseillait à tous ses étudiants de le lire. Peu, je crois, ont vraiment suivi son conseil. Ce livre retraçant l’épopée du plus célèbre des « faux messies », un prince de l’hérésie juive moderne si l’on veut, lui parlait-il de l’histoire des Juifs émancipés, éclairés, puis finalement républicains, de sa famille en somme ?

Avant de les réunir dans ses Mémoires , il a dispersé des fragments de cette saga familiale dans divers articles, sur la déportation de ses parents de Marseille, sur l’esprit républicain qui régnait sous le toit familial, sur le récit de l’Affaire Dreyfus que son père lui fit en pleine guerre (il avait douze ans) et sa lecture de Chateaubriand, sur le refuge protestant à Dieulefit (dans Esprit), sur le refus de son père de hâter le pas devant les Allemands et de fuir dans son propre pays. Dans Les Juifs, la mémoire et le présent II, son témoignage « Protestant et Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale » est le texte d’une conférence qu’il termina la voix étranglée par des sanglots en évoquant l’arrestation de ses parents par la Gestapo, la dignité de sa mère et le courage d’un de ses camarades qui risqua sa vie pour le sauver. Il y revient, comme dans plusieurs autres textes, sur la distance que sa famille avait prise depuis plusieurs générations républicaines avec le judaïsme.

Son père, Lucien (camarade d’enfance et ami de Raymond Aron, issu du même milieu de la bourgeoisie juive française), écarté du barreau par les lois de Vichy, est arrêté avec sa mère le 15 mai 1944, soumis à la torture avant d’être déporté à Auschwitz, avec Margot, le 30 mai. Pierre a publié son journal dans un recueil intitulé Réflexions sur le génocide (Les Juifs, la mémoire, le présent III) : « Je ressens comme Français l’injure qui m’est faite comme juif », écrit Lucien Vidal-Naquet dans un document exceptionnel sur ce qu’ont été, ce que sont les Juifs français. Les quatre enfants furent sauvés par la solidarité des camarades et des voisins.

Pendant presque dix ans (entre 1987 et 1995 si ma mémoire, moins fiable que la sienne, ne me trompe pas), j’ai participé à la mise au point de préfaces et de textes (peut-être ai-je encore dans mes cartons des originaux de sa main), à la préparation de ses livres, souvent des recueils, sauf dans le cas du Trait empoisonné , qui était une recherche sur les représentations entourant Jean Moulin où il démonte l’accusation, portée contre celui-ci par un certain Thierry Wolton, d’avoir été un agent du KGB. Il avait pour la falsification une sainte horreur.

Lorsque j’ai quitté Paris pour New York, il y a deux ans de cela, mon coup de fil à peu près mensuel à Paris ou à Fayence prolongea notre dialogue. En dépit d’une lecture parfois divergente d’une histoire après tout « authentiquement tragique » (l’expression est de lui), la fidélité têtue à un héritage moral et spirituel et un questionnement inquiet tissaient entre nous un lien invisible.

Ma peine a été grande de ne pas m’être trouvée parmi ses amis et sa famille pour ses obsèques qui ont eu lieu dans le village de Fayence, où il avait une maison et passait tous les étés depuis pas mal d’années. C’est là qu’il a choisi de reposer.

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