par Richard Marienstras, bulletin du cercle Gaston Crémieux ("Diasporiques"), mars 2007
Pierre Vidal-Naquet était membre fondateur du Cercle Gaston-Crémieux. Sur sa suggestion, c’est même un de ses lointains cousins qui fut le symbole éponyme du Cercle que nous venions de créer. Nous avons donc avec lui une sorte d’alliance, une parenté d’esprit, une parenté dans l’histoire à laquelle les membres de notre Cercle sont très attachés. Il est mort le 28 juillet dernier et tous ceux qui l’ont connu ont beaucoup de mal à se remettre de sa disparition. Homme intègre, passionné par le souci de justice, il prisait et savait exercer les liens d’amitié, une amitié fidèle et généreuse qui joua un rôle important dans la vie de ses nombreux proches. Il était, comme nous le savons tous, un grand historien de l’Antiquité, mais c’était aussi un homme dont la préoccupation morale commandait la vie. De fait, c’était un intellectuel engagé, dans le meilleur sens du terme, toujours prêt à intervenir dans les affaires de la cité, et qui eut à cœur, le moment venu, bien qu’il ne fût ni religieux ni même instruit de la tradition, à renouer avec ses racines juives, comme en témoignent nombre de ses écrits. Bien que né (le 23 juillet 1930 à Paris) au sein d’une famille comtadine de la bourgeoisie juive assimilée, républicaine et patriote, ni les siens ni lui-même n’ont renié leurs origines. Son grand-père, avocat, avait été un dreyfusard actif et son grand-oncle fut membre du premier comité de la Ligue des Droits de l’Homme. Réfugiés à Marseille pendant la guerre, c’est le 15 mai 1944 que ses parents, Lucien et Margot, furent déportés et ont disparu à Auschwitz - un événement dont il fut marqué toute sa vie. Revenu à Paris après ses études secondaires, il entre en hypokhâgne à Henri IV et décide de se consacrer à l’histoire. Bien qu’il ait un moment pensé à adhérer au parti communiste, il y renonce, comprenant qu’il ne pourrait faire de l’intérieur opposition à sa ligne stalinienne. En 1955, jeune agrégé d’histoire, il est nommé professeur aux lycées de Poitiers puis d’Orléans. C’est alors la première année de la guerre d’Algérie. L’arrestation d’André Mandouze, le 9 novembre 1956, l’incite à s’engager, avec plusieurs de ses amis, contre la guerre. En 1957, il publie dans la revue Esprit un texte contre les massacres perpétrés par l’armée française. Profondément engagé dans ce combat, il devient l’un des principaux animateurs du comité Maurice Audin (assistant de mathématiques à la Faculté des Sciences d’Alger, arrêté le 11 juin 1957 et assassiné par les militaires sous prétexte d’une fausse évasion). En 1958, il publie aux Editions de Minuit le dossier de l’Affaire Audin et n’a de cesse de dénoncer les méthodes employées en Algérie. Il anime la revue Vérité Liberté. Assistant à la faculté de Caen, il sera suspendu d’enseignement pour avoir signé le Manifeste des 121 sur le droit à l’insoumission. En mars 1962, avec la fin de la guerre d’Algérie, Pierre Vidal-Naquet revient à la pensée grecque, d’abord au CNRS, puis à la Sixième section de l’École Pratique des Hautes Etudes où il enseignera jusqu’à sa retraite en 1997. Son parcours est à la fois nouveau et singulier. Il écrit surtout des essais qui renouvellent dans une grande mesure les études hellénistiques. Si ses textes politiques ont eu une énorme influence, c’est à propos des études grecques que Pierre Vidal-Naquet a fait preuve de sa plus grande maîtrise. Il ne saurait être question dans une esquisse aussi brève que celle-ci de donner une idée, même approximative, de cette maîtrise, mais on pourra lire dans les lignes qui suivent un résumé de ses préoccupations et de sa méthode. « Bien des analyses que l’on trouvera dans ce volume partent d’un texte dont il s’agit, en fin de compte, de faire jaillir le sens. Mais […] je ne crois pas, pour ma part, que le sens soit immanent au texte, que le texte ne s’explique que par le texte.[…] …le texte pur existe-t-il ? À la limite je pense, au contraire, qu’un texte existe non seulement à travers son environnement textuel, politique, social, institutionnel, mais aussi dans et par la tradition qui nous l’a légué, à travers les manuscrits, les travaux des philologues, des exégètes de toutes sortes, des historiens. Cette pluri-dimensionnalité du texte est pour moi au cœur d’une conception pluridimensionnelle de l’histoire. Le social pur n’existe pas non plus. L’imaginaire est, certes, immergé dans le social : un auteur tragique grec n’écrit pas comme Racine et un général athénien ne manœuvre pas comme Frédéric II, Mais le social […] est aussi imagination : ainsi la création, au temps de Clisthène, de la cité athénienne des dix tribus, ainsi la naissance de la tragédie. Le social est pesanteur, même s’il n’est pas « que » pesanteur. Là même où l’écart est maximum entre le textuel et le social, entre par exemple le texte philosophique élaboré par Platon et « l’histoire athénienne d’Athènes » (comme l’appelle Nicole Loraux ), la relation existe. En ce sens, mon travail d’historien s’apparente bien à ce qu’Ignace Meyerson et Jean-Pierre Vernant ont appelé « la psychologie historique ». Mais nos voies ont été différentes. Meyerson et Vernant sont partis des catégories psychologiques, dont ils ont montré qu’elles n’étaient pas éternelles, et ont rencontré – parce qu’ils les cherchaient – les textes et les institutions politiques et sociales. J’ai accompli le cheminement inverse » . Vers la fin des années 1960, Pierre Vidal-Naquet commence à écrire des réflexions sur le judaïsme et le destin juif. Jusqu’alors militant pour la cause de la république et des droits de l’homme, il est mû, à partir de la Guerre des Six Jours, par un besoin d’intervenir dans les questions qui concernent les Juifs et leur rapport au monde arabe. Après la victoire israélienne de 1967, il publie dans Le Monde un texte où il suggère l’idée d’une paix fondée sur l’existence de deux États, et il militera désormais pour un rapprochement israélo-palestinien et une solution équitable pour les deux peuples. Il fut l’un des premiers à écrire (dans Libération) que l’établissement de colonies dans les territoires occupés après la Guerre des Six Jours créait une situation irréversible. Et il ne cessa, comme il le dit plus tard dans un manifeste, de clamer que « trop c’est trop ». Mais ce ne sont pas ses seuls écrits sur les Juifs. Il s’intéresse aussi à des aspects de l’histoire juive : des « moments de condensation ou de rupture : l’hellénisation, l’émancipation, l’assimilation, la destruction, la percée nationaliste, l’affrontement avec le nationalisme palestinien ». Il écrit de nombreuses préfaces en sympathie avec des auteurs d’ouvrages qu’il juge importants, exposant notamment les problèmes posés à l’historien par la Shoah. Ces préfaces et ces articles se trouvent en partie réunis dans les deux volumes intitulés Les Juifs, la mémoire et le présent , où il a rassemblé, outre des articles, de longues préfaces d’ouvrages sur la Shoah en particulier. Il y présente entre autres les « Mémoires du Ghetto de Varsovie », « La Destruction des Juifs d’Europe » et met les « historiens à l’épreuve du meurtre », comme il discute « le défi posé par la Shoah à l’histoire ». “…Thucydide lui-même raconte comment, en 424 peut-être, les Spartiates firent disparaître deux mille ilotes qui avaient le tort de les bien servir et d’être par conséquent suffisamment courageux pour éventuellement se rebeller. Il nous dit, se faisant l’écho de quelque discours codé qu’il avait recueilli à Lacédémone : « Ils les firent disparaître sans que jamais personne ne sut comment chacun avait disparu’. Nous sommes aujourd’hui loin de Thucydide, et les deux mille ilotes, victimes obscures d’une guerre dans ce que l’histoire voltairienne appelait quelques « cantons » d’un pays dont le poids est maigre à l’échelle des empires, sont peu de choses à côté des millions d’hommes, juifs surtout mais aussi tziganes ou soviétiques, qui périrent dans les ateliers hitlériens de la mort ”.
Pierre Vidal-Naquet fut si présent chaque jour dans le combat du monde pour la justice, il se battit si vaillamment et avec une telle rigueur pour l’établissement de la vérité qu’il est difficile de croire qu’il n’est plus. Sa vitalité consistait justement en ceci qu’il était présent au monde, à l’écoute et constamment prêt au combat ; qu’il n’était indifférent à rien de ce qui touchait la vie de la cité. De sorte que son érudition, sa recherche passionnée sur la cité athénienne, depuis ses premiers travaux sur Clisthène qui avait créé à Athènes la première démocratie, rejoignaient sans hiatus sa passion égale pour la démocratie dans le monde d’aujourd’hui. Il a combattu contre « La torture dans la république » ; il a dénoncé le mensonge négationniste, de son arme qu’étaient l’écriture de l’érudit et la fougue du polémiste et il a quasiment gagné cette bataille. Il a soutenu et guidé de nombreux étudiants, tant dans le champ des études helléniques, que dans les études contemporaines sur la colonisation ou sur le judaïsme ; cet homme de conscience a servi de référence à un nombre infini d’hommes et de femmes de gauche dans le monde. Rares ont été les savants à la mémoire stupéfiante comme la sienne, à la plume acérée, à l’écoute fraternelle pour ses contemporains comme pour les acteurs de l’histoire qui, même à leurs adversaires en politique, inspiraient tant de respect. Il n’hésita pas, malgré ses sympathies antérieures pour Noam Chomsky, avec lequel il partagea le combat pour un Vietnam indépendant, à dénoncer la préface que celui-ci écrivit en faveur du livre de « l ’abominable » « assassin de la mémoire » qu’était Faurisson. Sa passion pour la vérité, indissociable du savant qu’il était, il l’appliqua aux mythifications de l’histoire juive, comme l’admirable introduction qu’il écrivit pour son édition de Flavius Josèphe, où il démonta l’usage politique du mythe de Massada. En présentant le deuxième volume de ses essais sur « Les Juifs, la mémoire et le présent », il s’aperçut de la diversité de ses intérêts telle qu’elle apparaît dans le premier volume de cet ensemble. Mais il eut raison de s’y résoudre, et on peut même dire qu’il s’agissait là d’une de ses qualités centrales. « Cette variété – cela se dit en grec poikilia –, je compris en composant ce livre et, depuis, quelques autres, que je n’avais pas à la fuir ou à la regretter mais qu’elle faisait partie de moi et que ce que j’avais à dire s’exprimait à travers elle. Paradoxalement, les contours déchirés de ce livre n’empêchaient pourtant pas je n’oserais dire son unité, disons plutôt son regroupement autour de quelques règles majeures de l’interprétation historique. Et d’abord ceci : l’historien, cet homme libre par excellence, ne se partage pas. Même au plus vif d’une polémique, il ne peut demeurer qu’un historien, c’est-à-dire un traître face à tous les dogmes – théologiques, idéologiques, voire prétendument scientifiques. Cela vaut contre ses propres préjugés, qui font partie de son bagage, comme contre ceux, plus visibles, des autres ».