par Gilles Dorival, mars 2007
Tous ses amis l’appelaient PVN, et il signait toujours ainsi ses lettres et ses dédica-ces. Né le 23 juillet 1930 à Paris, PVN est mort six jours après son soixante-seizième anniversaire à Nice d’une hémorragie cérébrale. Voilà plusieurs années qu’il était fati-gué. Plusieurs éventrations en étaient la cause. Il ne pouvait plus se lever du siège où il était assis ni se déplacer sans l’aide de sa femme, Geneviève. Mais jamais il ne se plai-gnait. Et jusqu’à la fin il a accepté de donner des confé¬rences ou de participer à des jurys de thèse ou d’habilitation. Ainsi, en décembre 2005, à Aix-en-Provence. PVN appartenait à une famille marquée par les valeurs de l’israélitisme français : le républicanisme, la laïcité, le patriotisme. Le souvenir de l’affaire Dreyfus a bercé ses premières années et lui a inculqué un profond sens de l’honneur de la France. Au mo-ment de la guerre de 1940, son père disait ressentir comme Français l’injure qui lui était faite comme juif. Vingt ans plus tard, PVN a ressenti la torture pratiquée en Algé-rie comme une injure faite à la patrie des droits de l’homme. Au printemps de 1944, son père et sa mère, qui se sont réfugiés à Marseille avec leurs enfants, sont arrêtés. Son père est torturé par la Gestapo. Tous deux sont déportés à Auschwitz, d’où ils ne revien¬dront pas. Auschwitz restera un sujet de réflexion pour PVN. Dans une de ses dernières contributions, il explique qu’Auschwitz a d’abord été perçu comme un camp de la mort lente avant d’être reconnu pour ce qu’il était vérita-blement, un camp d’extermination – PVN lui-même échappe à l’arrestation grâce à des amis de lycée, dont Robert Bonnaud. De retour à Paris à la rentrée de 1944, PVN se passionne pour la lit¬térature, le sur-réalisme et René Char, pour la philosophie et pour l’his¬toire. Pour expliquer son choix d’être historien, PVN aimait citer une phrase de Chateaubriand que lui avait fait connaître son père : « Lorsque tout tremble devant le tyran […], l’historien paraît, chargé de la ven¬geance des peuples. C’est en vain que Néron prospère. Tacite est déjà né dans l’empire . » Il s’est expliqué sur sa vocation dans Le Choix de l’histoire (2004). Ce livre est dédié à son meilleur ami, l’indianiste Charles Malamoud, que PVN a connu dès 1947 et qui l’aida à mûrir ses choix intellectuels. Malamoud le dis¬suada d’adhérer au Parti communiste, et PVN résistait trop au culte de la personnalité pour cela. Plus tard, PVN aura de la sympathie pour le groupe « Socialisme ou barbarie » de Cornelius Castoriadis. En 1960, il sera adhérent du PSU. Titulaire d’une licence de lettres classiques, PVN obtient l’agréga¬tion d’histoire en 1955 et devient professeur de lycée à Orléans puis à Melun. Dès la rentrée de 1956, il est assistant à l’université de Caen. Il a souvent rappelé le rôle qu’a joué dans sa for-mation le grand his¬torien Henri Marrou, l’auteur d’un livre qui a marqué plusieurs gé-né¬rations d’historiens, De la connaissance historique (1954). Pour dénoncer la torture en Algérie, Marrou avait publié dans Le Monde du 5 avril 1956 un article resté célèbre, « France, ma patrie », qui se termi¬nait par les mots : « La patrie est en danger ! » En fait, PVN était devenu anticolonialiste depuis 1946 ou 1947. La torture en Algérie, les exécutions sommaires que lui décrit son ami de Marseille Robert Bonnaud, l’arrestation d’André Mandouze en novembre 1956, la dis¬parition, en juin 1957, de Maurice Audin, assistant de mathématiques à Alger, arrêté et tué secrètement par les militaires, le font s’engager aux côtés du mathématicien Laurent Schwartz, d’Henri Marrou, de Luc Montagnier, le futur découvreur du virus du sida, dans le comité Mau-rice-Audin. Grâce aux documents transmis par Josette Audin, la femme de Maurice, et en collaboration avec l’éditeur Jérôme Lindon, PVN démonte les ressorts de L’Affaire Audin (1958). D’autres docu¬ments lui permettent d’écrire La Raison d’État (1962), qui révèle les perversions cachées de la démocratie française. En septembre 1960, il est suspendu de ses fonctions d’assistant pour avoir signé la Déclaration des 121 en faveur des insoumis. Il conserve cependant son traitement. C’est alors qu’il suit l’enseigne¬ment de Jean-Pierre Vernant, lit les historiens Moses Finley et Arnaldo Momigliano, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss. À la rentrée de 1961, il est nommé assistant à Lille. Puis il est attaché de recherche au CNRS (1962-1964) et maître de conférences à la faculté des lettres de Lyon (1964-1966). En 1966, il est élu sous-directeur, puis directeur, à la VIe sec¬tion de l’École pratique des hautes études, qui devient en 1975 l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). En 1974, il soutient son doctorat sur travaux à Nancy sous la direction du grand histo-rien de la Grèce hellénistique Édouard Will. Il remplace Jean-Pierre Vernant a la tête du Centre Louis-Gernet de recherches comparées sur les socié¬tés anciennes. Il prend sa retraite en 1997. Entre 1964 et 2005, PVN publie une vingtaine d’ouvrages d’histoire ancienne et d’histoire des juifs, ainsi que de très nombreux articles et préfaces. Son œuvre de sa-vant est marquée par sa collaboration avec Jean-Pierre Vernant : tous deux ont renou-velé notre approche de l’Antiquité grecque par l’apport de la psychologie historique et de l’anthropologie. Ils ont publié ensemble Mythe et tragédie en Grèce ancienne, deux tomes (1972 et 1986), et La Grèce ancienne, trois tomes (1990-1992). PVN s’est éga-le¬ment intéressé à l’histoire culturelle, dont relevait son tout dernier ouvrage L’Atlantide. Petite histoire d’un mythe platonicien (2005). Au cours de ces quatre décennies, PVN s’engage contre la guerre du Viêt-Nam et prend parti pour Mai 1968 –Journal de la commune étudiante écrit avec Alain Schnapp (1969, nouvelle édition en 1988). Surtout, il milite contre les négationnistes de l’holocauste et le révi¬sionniste Robert Faurisson, qu’il avait connu en khâgne : avec sa rigueur d’historien épris de vérité, il dénonce Les Assassins de la mémoire (1987). Il réplique aussi aux attaques dirigées contre Jean Moulin, accusé d’avoir été un agent soviétique : Le Trait empoisonné (1993). Enfin, il publie deux tomes de Mémoires : La Brisure et l’attente (1995) et Le Trouble et la lumière (1998). PVN a beaucoup circulé dans les pays méditerranéens. Il s’est mobilisé contre la dictature des colonels en Grèce et s’est réjoui de l’avènement de la démocratie dans ce pays. Mais c’est la situation de la Judée-Palestine, pour reprendre la terminologie paci-fiante de l’Empire romain, qui a le plus retenu sa réflexion et son militantisme. La der-nière pétition qu’il a signée quelques jours avant sa mort por¬tait sur cette question. Il a exposé ses positions dans plusieurs contributions réunies dans Les Juifs, la mémoire et le présent, deux tomes (1981 et 1991). Elles lui avaient valu d’être traité d’antisioniste, alors qu’il pensait qu’Israël avait le droit d’exister. Il défendait aussi la création d’un État palestinien indépendant. Il se sentait solidaire des malheurs des Palestiniens de-puis plus d’un demi-siècle. Il n’est pas exagéré de dire que la situation actuelle l’angoissait, surtout après les espoirs que le processus d’Oslo avait fait naître. S’il fallait retenir un seul texte de PVN, je choisirais « Flavius Josèphe ou du bon usage de la trahison », qui sert d’introduction à la traduction de La Guerre des Juifs par Pierre Savinel (1977). Flavius Josèphe a commandé les insurgés juifs de Galilée avant de se rallier à Rome et de présenter aux Romains les réalités juives dans plu-sieurs livres écrits dans les dernières années du Ier siècle. Aux yeux de la tradi¬tion rab-binique, il est le traître par excellence. Aux yeux des historiens, il est un de ceux qui ont permis au judaïsme de survivre. PVN a mis beau¬coup de lui-même dans ce texte, même s’il se sentait plus proche des Juifs de l’Alexandrie antique que des Juifs de Ju-dée-Palestine. PVN savait que les historiens étaient faillibles et les engagements, risqués. Il recon-naissait volontiers une erreur : sa prise de position en faveur de Luc Tangorre, accusé d’une série de viols commis entre 1979 et 1981, puis libéré grâce à une campagne dont PVN a été l’un des animateurs. Quelque temps après, Tangorre fut arrêté pour un dé¬lit sexuel indubitable, qui jetait au moins un soupçon sur sa conduite antérieure. PVN était en fait un défenseur inlassable des minorités, ainsi que des groupes et des individus que l’histoire écrase. Même s’il était heu¬reux d’avoir réussi à imposer, avec d’autres, ce qu’on appelle à l’étran¬ger l’école de Paris, il se méfiait des tentations hé-gémoniques. Il ne voulait pas remplacer l’Université traditionnelle par une nouvelle ortho¬doxie. Certes, ses critiques étaient parfois féroces, et certains de ses enthousias-mes paraissaient exagérés. Mais il connaissait trop bien les dégâts qu’enfante la déme-sure, l’hybris, qu’ont si bien dénoncée les Grecs, pour s’en tenir durablement à des positions plus passionnées et passionnelles que rationnelles. PVN était un militant, mais un militant qui savait donner à la raison toute sa place.