par Jacques Bruschwig
« Avant la brisure. » Traduisez : avant le 15 mai 1944. Traduisez encore : avant le jour de l’arrestation par la Gestapo, à Marseille, de Lucien et Margot Vidal-Naquet, les parents de Pierre, mon oncle et ma tante. Événement fondateur s’il en fut, pour lui, pour toute sa famille.
« Avant la brisure » : « longtemps avant » ou « juste avant » ? Ce sera un peu des deux.
Si je consulte ma mémoire, au chapitre « longtemps avant », je suis frappé par une coïncidence : les phases qui scandent nos relations, Pierre et moi, auront toujours varié d’intensité en fonction directe du degré de présence de la guerre, ou des guerres, dans notre paysage commun. Né le 23 juillet 1930, Pierre était mon cadet d’un an et trois mois. Entre nous, peu d’intimité jusqu’à la guerre, justement : jusqu’en 1939. Il habite rive gauche, moi, rive droite. Sans le savoir, nous fréquentons la même école, le Cours Hattemer-Prignet, célèbre école pour gosses de riches, où l’on ne va en classe qu’une fois par semaine. En 1938, vérification a contrario : c’est la crise de Munich, on frôle la guerre ; nos deux familles préfèrent nous éloigner quelque temps de Paris ; mais elles ne nous envoient pas au même endroit. Ce n’est pas en la compagnie de Pierre que j’ai entendu les premiers aboiements de Hitler.
À peine déclarée, la guerre s’emploie à nous rapprocher. Après l’été 1939, passé à Beg-Meil, en Bretagne, nos parents décident que les femmes et les enfants ne rentre-raient pas à Paris : les Vidal-Naquet resteraient à Beg-Meil ; les Brunschwig, dont deux avaient l’âge du lycée, s’installeraient à Quimper. Un vieil autocar relie Quimper et Beg-Meil ; Pierre et moi nous l’empruntons souvent, le dimanche. La drôle de guerre colore déjà plusieurs de nos activités. Chacun de nous a son filleul de guerre. Aux murs de nos chambres, nous collons des cartes du front, sur lesquelles des fils de couleur, retenus par des épingles, figurent les lignes des armées adverses. Ces lignes, pendant longtemps, ne bougent pas beaucoup, à notre grande indignation ; elles finis-sent, comme on sait, par bouger si vite que nos épingles n’arrivent plus à suivre.
C’est alors l’exode de juin 1940, tragiquement marqué par la mort du petit Yves Vidal-Naquet. Arrivés à Marseille, berceau de la famille maternelle de Pierre, nous nous regroupons tous quelque temps dans la grande maison des Valabrègue. Pendant l’été 1940, nous écrivons ensemble, enfants petits et grands, le récit de notre « Voyage de réfugiés ». Nous le recopions à de multiples exemplaires, distribués aux adultes. Il n’en reste aujourd’hui aucune copie. Notre texte était plutôt cruel envers les adultes, injustement cruel. Les parents, les remparts, les parents-remparts de la faiblesse des enfants, nous savons désormais qu’ils ne sont pas tout puissants.
À Marseille, entre 1940 et 1942, Pierre et moi nous nous suivons, au Lycée Périer, à un an d’intervalle ; nous aimons travailler, nous aimons lire. Mais la guerre nous ob-sède. Nous nous intéressons autant aux opinions politiques de nos professeurs qu’à leur enseignement ; sous ce double rapport, nos préférés sont les mêmes. Les camara-des ne nous épargnent pas les injures antisémites. Pierre, très batailleur, les attire un peu plus que moi ; je me souviens surtout d’avoir roulé dans la poussière en tapant sur un gros rougeaud, pour qui j’avais pourtant une certaine sympathie.
En novembre 1942, les péripéties de la guerre (le débarquement des Alliés en Afri-que du Nord, l’invasion de la « Zone libre » par les Allemands) dictent à nos parents une nouvelle décision : la cousinaille, à peu près au complet, se retrouve dans un home d’enfants à Megève. C’est là qu’un de mes petits camarades me dit un jour, sur un ton objectif et légèrement désolé : « Toi, tu finiras en savonnette. » Au reste, les adultes nous y traitent comme ils le font des autres pensionnaires.
Après les vacances de Pâques 1943, la cousinaille se disperse à nouveau. Mon frère cadet et moi, nous rejoignons avec ivresse notre mère, qui vient de s’installer à Dieule-fit, ce miraculeux petit bourg du refuge résistant. Lucien et Margot, souffrant eux aussi de la séparation familiale, un peu rassérénés sans doute par la tournure que prend la guerre depuis Stalingrad, font revenir leurs enfants à Marseille. Depuis le début de 1943, leur maison est occupée aux deux tiers par les Allemands. Lucien fait le pari que le lieu le plus sûr est la gueule du crocodile. Pari terriblement risqué, qu’il finira par perdre. Tous ont admiré son courage ; plusieurs lui ont reproché son obstination à ne pas quitter Marseille. Je ne me permets pas de juger ; j’ai essayé de comprendre. Je voudrais montrer qu’il s’en est fallu de très peu pour que ce pari soit gagné.
Distinguons périodes froides et périodes chaudes. Dans les premières, la coexis-tence avec les occupants de la maison est relativement sans histoire ; les enfants vont au lycée, le petit Claude boit son biberon, l’appartenance de Lucien à la Résistance est soigneusement camouflée. D’ailleurs, une villa repérée par ma mère à Dieulefit les attend à tout moment. Aucun signal d’alarme ne vient troubler la file des jours. Pas de raison de partir tel jour plutôt que tel autre. Donc : on ne bouge pas.
Un signal d’alarme, il en est venu un, pourtant, assez sonore pour déclencher un dé-part à chaud, toutes affaires cessantes. Mais il n’a pas été perçu comme tel. Il y a là une énigme qui me taraude. Pierre, qui n’était pas à la maison le 15 mai 1944, quand la Gestapo est arrivée, a cherché plus tard, avec l’aide de François, à reconstituer la suite des événements. Il écrit (Mémoires, I, p. 133) : « Le [vendredi] 12 mai, Lucien avait eu un incident avec “Fafa” (c’était le sobriquet inventé par les enfants pour désigner l’une de ces auxiliaires féminines allemandes que l’on appelait les “souris grises”, et qui servaient de secrétaires, et accessoirement de maîtresses, à leurs supérieurs). Lucien, donc, avait eu un incident avec cette Fafa pour je ne sais quelle histoire idiote de gout-tière ou de salade qui avait été volée dans le jardin. Fafa avait dit : “Dans quarante-huit heures vous aurez de mes nouvelles”. »
Deux jours plus tard, le dimanche 14, des amis viennent voir les Vidal-Naquet. « Ils disent à Lucien, devant François : “Partez, et si vous ne voulez pas partir, envoyez Margot et les enfants à Dieulefit ou à Saint-Agrève (refuge ardéchois de Marthe Vidal-Naquet et des siens).” Lucien répond : “Le délai de quarante-huit heures est passé ; nous ne risquons plus rien.” »
À force de lire et de relire, aussi froidement que possible, cette page sinistre, on comprend que Lucien a tiré de la phrase de Fafa une conséquence qu’elle n’impliquait pas. Cette phrase signifiait sans équivoque : « Dans 48 heures, vous aurez de mes nou-velles », et pas avant. Autrement dit : gare à vous à partir du lundi 15 – et c’est bien ce qu’il aurait fallu comprendre. Mais Lucien semble avoir compris « dans les 48 heures vous aurez de mes nouvelles », et pas après. Autrement dit : gare à vous le samedi 13 et le dimanche 14. Le soir de ce dimanche, Lucien peut estimer qu’il a eu raison de ne pas s’affoler : le week-end s’est en effet achevé sans incident. Et nous sommes pour-tant à la veille de la brisure.
En tremblant un peu, je hasarde une hypothèse : et si Fafa, en donnant une précision temporelle tout à fait superflue, avait essayé de sauver les Vidal-Naquet ? Et si Lucien n’avait pas compris ? Aurait-il ressemblé à ces malheureux Juifs à qui, les jours de rafle, certains braves flics disaient : « On revient vous prendre dans une heure », et qui attendaient, les pauvres confiants ?… Mais non, je ne vois vraiment pas mon oncle Lucien dans ce rôle du Juif naïf et confiant.
Pour trouver mieux, n’oublions pas que Fafa et Lucien ne parlent pas la même lan-gue. En quelle langue ont-ils donc pu se disputer le vendredi ? Je n’ai pas le temps de vous démontrer que c’est en français, mais je le pourrais, croyez-moi. Dès lors, distin-guons, en simplifiant inévitablement, deux schémas possibles : (i) l’Allemande veut dire « dans 48 heures » ; elle dit « dans 48 heures » ; Lucien croit qu’elle a voulu dire « dans les 48 heures ». Erreur très peu vraisemblable de la part d’un pareil maître de la langue française. (ii) : l’Allemande veut dire « dans 48 heures », mais elle dit « dans les 48 heures », par une erreur très vraisemblable de la part d’une petite dactylo alle-mande ; et Lucien croit que ce qu’elle a dit est exactement ce qu’elle voulait dire. Si quelqu’un a fait une faute de français, en l’espèce, ce doit être Fafa, et non Lucien.
Mon hypothèse, je l’avoue, n’a rencontré que scepticisme chez François et Aline. Je les comprends : ils ont catalogué Fafa, une fois pour toutes, comme une immonde sa-lope ; ils ne peuvent imaginer qu’il soit resté dans son cœur une trace de solidarité fé-minine envers Margot, mère de quatre enfants, dont le dernier a trois mois. Je ne songe pas à repeindre Fafa en héroïne ; mais j’aimerais qu’on me donne une autre explication plausible de ses paroles, menaçantes et mystérieuses comme un oracle de la Pythie.
Ambiguïté tragique de l’histoire, dirait peut-être Pierre.