Pierre Vidal-Naquet

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La terrible année 1944

par François Vidal-Naquet


« Le tout est de tout dire et je manque de mots. »
Paul Eluard

Je manque de mots pour vous exprimer mon émotion, après ce que j’ai entendu et avant qu’à mon tour, je vous parle de Pierre, dont je suis le frère.
Cette année 1944, et plus précisément le 23 janvier, naissait notre frère Claude – quel cadeau d’anniversaire, puisque je suis né le 22 janvier 1932 ! Cette année-là, le 6 juin, le débarquement des alliés et la libération de la France avaient commencé. Cette année-là, le 15 août, les troupes françaises et alliées débarquaient en Provence. Et cette année-là, Paris et Marseille étaient libérées presque en même temps.
Malheureusement, mai 1944, qui dit-on est le mois de Marie et celui du muguet, fut le mois le plus cauchemardesque que nous ayons à connaître. Et Pierre l’a justement appelé dans un de ses livres, la « brisure ».
Rappelons-nous : Papa ayant été exclu du barreau de Paris suite aux lois scélérates de Pétain, nous étions tous réunis à Marseille, Papa, Maman, Pierre, Aline, le petit Claude et moi. Yves, notre petit frère né en 1940, avait disparu pendant l’exode qui nous avait amenés de Beg Meil à Marseille.
Pierre était en troisième au lycée et comme, à cette époque, on commençait le grec en quatrième, on sentait déjà chez lui une âme hellène. L’Iliade et L’Odyssée, qui n’avaient plus de secrets pour lui, l’avaient déjà projeté dans le monde d’Homère. Il avait même trouvé une pièce de 5 francs suisses qu’il avait vendue à un camarade de classe, pour pouvoir acheter Antigone de Sophocle, et ce à l’insu de Papa. Il acheta mon silence en faisant ma version latine ! J’étais en cinquième.
Ce n’est pas tout, Pierre avait trouvé le temps d’écrire avec son ami Alain Michel une pièce en cinq actes et en vers, dont le titre évocateur était L’Homme parfait. Il nous avait lu la pièce dans la chambre des parents et ma sœur, qui s’était endormie, n’a jamais entendu le dernier vers, que je vous livre de mémoire : « Si un homme est parfait, le duc de Verneuil l’est. » Faut-il préciser que le duc de Verneuil était son héros ?
Mon père avait entrepris la rédaction de son journal. Il l’avait commencé le 15 septembre 1942 et l’avait interrompu le 29 février 1944. Voici ce qu’il écrivait : « Sur le plan privé, comment ne pas noter quelques faits. La naissance de notre fils Claude. Celui-ci saura-t-il jamais ce que nous aurons enduré en attendant qu’il vienne au monde ? Et ce que sa maman aura témoigné de tranquille courage et de totale abnégation… J’écris ces quelques lignes à Marseille, où nous nous maintenons, en dépit des menaces d’évacuation, de celles que fait peser sur nous l’assimilation du département à la zone nord, au point de vue occupation, de tant d’autres périls que je ne veux même pas évoquer maintenant, comme si les passer sous silence aidait à conjurer le sort… C’est ici que nous avons décidé d’attendre. Pourrons-nous mettre à exécution notre projet ? »
Voilà ! Les choses vont aller très vite. Nous sommes installés au second étage de la villa, car le rez-de-chaussée et le premier sont occupés par l’organisation Todt. Il n’y a pas de problèmes relationnels, hormis les orgies nocturnes qui troublent notre sommeil.
Le 12 mai, un incident oppose papa à Fafa (la « bochesse de service », comme nous l’appelions), à propos d’une gouttière. Papa n’a pas voulu reconnaître une quelconque responsabilité et, pour clore la discussion, la Fafa lui a dit : « Dans 48 heures, vous aurez de mes nouvelles ! »
Le dimanche 14 mai, Renée Chabert et Charles Vial, des amis proches de nos parents, viennent prendre le thé. Et je rapporte ici ce que j’ai vu et entendu. Je précise que nous savions que nous étions en danger, mais j’ignorais de quel danger il s’agissait.
Renée Chabert et Charles Vial, d’une seule voix, disaient : « Enfin Lucien, si vous ne voulez pas partir, envoyez Margot et les enfants à Saint-Agrève [où se trouvaient la sœur jumelle de ma mère, Marthe, ses enfants et sa mère] ou à Dieulefit », où nous avions la possibilité de louer une maison proche de celle où se trouvaient tante Isa-belle, sœur de papa, ses enfants Jacques et Armand (Gérard étant au maquis) et la mère d’Isabelle et de Papa. Et mon père de dire : « Le délai de 48 heures est passé. » Il avait sans doute oublié que les gestapistes, en bons chrétiens qu’ils étaient, ne travaillaient pas le dimanche...
Le 15 mai 1944, nous sommes tous les trois au lycée. Aline et Pierre sortent à 5 heures. Je sors à 4 heures. Je rentre à la maison et je remarque une 11 CV garée de-vant le portail. Le berceau dans lequel devait se trouver Claude est dans le jardin, mais il est vide. Je monte au second étage ; dans le hall d’entrée, Papa est debout face à deux hommes, dont l’un porte un ciré noir. Maman est dans notre chambre, accoudée à la fenêtre en train de pleurer. Mon père me demande de baisser ma culotte pour montrer à ces messieurs que je ne suis pas juif.
Papa me dit que maman avait été autorisée à emmener Claude chez nos proches voisins (la famille Baux) et me demande d’aller faire ma valise. Je suis alors assis dans un fauteuil à côté de la radio (où nous écoutions Radio Londres) et je me souviens, avec plus de soixante ans de recul, m’être dit : « C’est quand même con de mourir à douze ans ! » En m’aidant à mettre mes affaires dans une mallette, ma mère me donne une bourse avec quelques pièces qui lui venaient de son frère Pierre, tué au chemin des Dames le 19 mai 1917, et glisse entre deux sanglots : « Ils te surveilleront moins que nous… Tache de t’échapper au moment où on partira. » Les agents de la Gestapo nous emmènent, Maman, Papa et moi, dans l’escalier, non sans avoir fermé à clé l’appartement, dans lequel se trouvaient encore Joséphine, la cuisinière, et M. Bojnev, le professeur de russe de Papa.
Brusquement, je passe sous le bras d’un des policiers qui me précèdent. Arrivé en bas, je referme la porte derrière moi et je passe à toute allure derrière la maison, franchis le mur du potager et me précipite vers la rue Paradis en traversant un terrain vague qui la surplombait. Je cours alors chez mon professeur de piano, qui habitait dans un immeuble de la Sogima avenue du Prado, et, à partir de ce moment, j’ai été pris en charge.
Tout a été fait pour récupérer Aline, qui était encore au lycée, et Pierre, qui, en sortant du lycée, était allé voir une exposition et revenait en tramway. Nous avons été hébergés tous les quatre : Pierre chez son professeur d’anglais, Aline et Claude chez des amis, puis chez le professeur d’histoire de ma sœur, et moi chez un couple dont je n’ai jamais su le nom. Plus tard, nous avons retrouvé notre famille à Saint-Agrève, puis à Dieulefit, avec un passage par Cucuron pour Pierre et moi.
À la Libération, nous avons été pris en charge par nos grands-parents, par nos oncles et tantes à Marseille et à Paris. Pierre et moi sommes allés souvent à l’Hôtel Lutétia, avec le secret espoir de voir arriver nos parents, hélas, en vain.
La suite, vous la connaissez. Et je voudrais ici rendre hommage à ceux qui nous ont permis dans ce désarroi d’avoir une vie presque normale : Marthe et Georges Vidal-Naquet, Isabelle Brunschwig, Félix et Raymonde Valabrègue.
Nous n’avons jamais surmonté le traumatisme de cette tragédie. Celle-ci nous a encore frappés vingt ans après, avec la disparition dramatique de notre frère Claude.
Je ne suis pas historien, mais j’ai été le seul témoin de ces événements. Pierre, en tant qu’historien, les a relatés dans ses mémoires.
Et je terminerai en citant Pierre : « La mémoire n’est pas l’histoire, non que la seconde succède à la première par on ne sait quel automatisme, mais parce que le mode de sélection de l’histoire fonctionne autrement que le mode de sélection de la mémoire et de l’oubli. »

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