par Nadine Heftler
J’écrivis mes souvenirs de déportation en 1946, un après mon retour d’Auschwitz-Birkenau. Il fallut attendre 1993 pour qu’une chaîne « amicale » fasse parvenir mon manuscrit à François Gèze, lequel le fit lire à Pierre Vidal-Naquet.
En lisant mon récit, Pierre Vidal-Naquet s’aperçoit que ses parents, son père Lucien Vidal-Naquet et sa mère Margot avaient été déportés à Drancy, le 30 mai 1944, dans le même convoi, n° 75, que mes parents et moi. Vous imaginez l’émotion de Pierre, qui était à son comble. Il me montre alors une photo de sa jeune mère et j’eus l’impression qu’elle se trouvait dans le même wagon de ce convoi 75 que mes parents et moi. Et c’est ainsi qu’en hommage à ses parents, il décide de préfacer mes souvenirs – une préface magnifique – et François Gèze de les éditer.
La seule partie commune dont je puisse vous parler est le voyage vers Auschwitz-Birkenau, qui dura trois jours et trois nuits. Au bout de soixante ans, ma mémoire est un peu défaillante, aussi pardonnez-moi si je vous lis quelques extraits de mon récit de l’époque.
« Entassés comme sardines en boîtes, nous faisons route vers Bobigny, où un train de marchandise nous attend sur une voie de garage : “40 hommes, 8 chevaux en long”. Ce sont, en fait, soixante personnes qui s’entassent dans chaque wagon. Nos maigres bagages prennent encore de la place, ainsi que ces grands pains pourris sentant très mauvais, dont on a gratifié chaque prisonnier.
On referme sur nous la lourde porte à glissière, en ne ménageant qu’une minuscule fente pour laisser passer un rayon de lumière et tout petit peu d’air. Il s’agit maintenant de s’installer. La position du tailleur est choisie de préférence à toutes les autres, car il n’y a pas de place pour les jambes.
Entrés à 10 heures du matin dans le wagon, nous ne partons que vers une heure de l’après-midi. Ces trois premières heures paraissent déjà effroyablement longues. Nous roulions lentement, nous nous arrêtions très souvent. À minuit environ, nous passions la frontière pour entrer en Allemagne.
Le voyage devenait de plus en plus odieux. Pendant la nuit, on essayait de s’allonger ; la seule position possible était alors de coucher les uns sur les autres – et bienheureux ceux qui y parvenaient. La plupart, en fait, restaient courbés en deux. Les disputes inévitables qui naissaient à tout moment s’apaisaient vite, nous étions trop fatigués.
S’évader ? On ne pouvait y songer, car les Allemands auraient fusillé, du moins nous le promettaient-ils, tout le reste de nos compagnons.
Pour agrémenter le voyage, il y avait une espèce de fou hystérique qui se levait en pleine nuit pour marcher, ce qui l’obligeait, bien entendu, à piétiner nos corps à moitié endormis. Il avait des pieds démesurément grands et c’était vraiment une sensation désagréable que d’être réveillé par son énorme chaussure pointue qui se posait sur vo-tre poitrine.
De temps en temps, pour vider notre tinette (je passe à ce sujet des détails pittores-ques), on ouvrait la porte du wagon pendant un arrêt en gare. Et quelques fois, les em-ployés de chemin de fer allemands – mais c’était bien rare – poussaient le dévouement jusqu’à nous donner un peu d’eau.
Puis le voyage continuait. Chaleur accablante durant toute la journée, on ne respirait que pendant la nuit ; les odeurs nauséabondes, disputes, etc.
Malgré tout cela, Maman avait assez de cran pour réunir toutes les jeunes filles du wagon et leur faire chanter des chants scouts. Je me souviens surtout du chant d’adieu écossais Faut-il nous quitter sans espoir, sans espoir de retour ? »
Or, il m’apparaissait, là je parle au présent en 2006, que Margot Vidal-Naquet, s’était jointe aux chœurs des jeunes filles, et c’est pour cela qu’il m’a semblé la recon-naître sur la photo que Pierre m’a tendue…
Mais je reprends mon récit de 1946 : « Nous roulions depuis deux jours et avions traversé presque toute l’Allemagne lorsque, en rase campagne, les Boches ouvrent en-fin les portes et nous permettent d’aller nous soulager dans les prés environnants. Le spectacle fut affreux… Passons ! Papa demandant à un SS si l’on pourrait se nettoyer en arrivant, reçut comme réponse : “Mais naturellement, vous aurez même droit à une douche !” Je compris par la suite de quelle horrible douche il s’agissait.
Par la fente ménagée, nous pouvions chacun à notre tour, voir le paysage. À chaque instant, des groupes de baraquements rompaient la monotonie des plateaux : c’étaient des camps de concentration pour déportés politiques, prisonniers de guerre au STO. On ne voyait plus que cela en Allemagne.
Quel qu’ait dû être notre sort, nous n’avions plus qu’une idée : arriver à tout prix. Nous ne supportions plus de rester dans ce wagon où l’on ne pouvait ni s’asseoir ni se coucher, et nous n’avions pas la force de rester debout. Il faisait étouffant, nous respi-rions mal, nous avions soif et faim, nous étions courbaturés, nous avions mal partout, enfin nous voulions ARRIVER.
Cela se produisit le 2 juin, à l’aube, lorsque notre train s’arrêta. Nous restons sur place plusieurs heures durant, sans savoir où nous nous trouvions. Ce n’était jamais, pensions-nous, qu’un arrêt de plus.
Par la fente de la porte, on pouvait entrevoir une immense plaine en terre battue et boueuse par endroits, quelques petites “huttes” en pierre, très basses et assez espacées les unes des autres, et surtout une multitude de femmes habillées avec des sortes de sacs beiges en gros jute, serrés à la taille et des fichus de couleurs vives, noués autour de la tête. Le plus frappant était de voir toutes ces femmes debout, les unes circulant, les autres faisant la queue en file indienne rangées devant les maisonnettes de pierre. Mais aucune n’était assise.
Notre fou piqua bientôt une terrible crise d’épilepsie, gesticulant en tout sens. Nous nous levons le plus rapidement possible, malgré notre fatigue, de façon à laisser la moitié du wagon libre pour les évolutions de notre malheureux compagnon, dont nous craignions fort qu’il ne devienne dangereux. Finalement, on vient nous ouvrir les por-tes, nous sommes cette fois au terminus.
On entend pour la première fois « Alles raus », ce terrible « Alles raus » que nous devions entendre si souvent par la suite et qui ne présageait jamais rien de bon. Pen-dant que nous sautions des wagons, aussi vite que possible afin d’éviter les coups qui pleuvaient de toutes parts, des hommes à uniformes rayés bleu et gris empoignaient nos bagages et les jetaient à terre, formant ainsi un énorme amoncellement dans lequel il était impossible de retrouver son paquet.
Aussitôt descendus sur le chemin qui longe la voie, les hommes sont séparés des femmes. Et c’est la sélection, la pire de toutes, qui commence. »
J’arrête là mon récit, ignorant quel fut le sort immédiat de Lucien et Margot Vidal-Naquet. À mon avis, je pense qu’ils ne sont pas rentrés dans le camp ni l’un ni l’autre et qu’ils ont été immédiatement gazés. Margot Vidal-Naquet parce que je ne l’ai pas vue ensuite dans le camp ; et Lucien Vidal-Naquet parce qu’il portait des lunettes et que cela était suffisant pour être conduit à la chambre à gaz dès l’arrivée à Birkenau.
Après ce témoignage, dur sans sa sécheresse, je voudrais vous dire que si mes pen-sées vont vers Pierre, elles vont également, en cet instant, vers son frère François et sa sœur Aline, présents aujourd’hui.
Je vous remercie.