Pierre Vidal-Naquet

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La découverte de Paris

par Charles Malamoud


On m’a demandé de donner un titre à mon exposé. Ce sera : « La découverte de Paris ». Je veux évoquer le début de notre amitié, les années 1948 et 1949, quand nous avions, Pierre et moi, dix-huit et dix-neuf ans. Nous nous voyions alors tous les jours, puisque nous étions condisciples au lycée Henri IV. Mais les heures de classe et de travail commun ne nous suffisaient pas. Nous avons vite pris l’habitude de nous raccompagner l’un l’autre. Ensemble nous allions du lycée jusque chez lui, rue de Varenne. Arrivés devant sa maison, nous repartions, toujours à pied, jusqu’à la Porte de Vincennes, où j’habitais. Puis c’était à mon tour de faire le trajet vers Paris. L’heure du dernier métro, nous n’y pensions pas. Nous avions aussi d’autres itinéraires : nous découvrions ensemble le Paris d’Apollinaire, le Paris des surréalistes, les passages, les pentes de Montmartre. Nous avons même remis une fois à notre professeur de français une dissertation commune – Pierre avait eu cette audace vraiment inouïe –, qui avait la forme d’un dialogue entre nous, dialogue de deux piétons déambulant dans les rues de Paris, sur les quais et les ponts. Pour l’un et l’autre, dans des conditions certes différentes, le retour à Paris, après les années d’occupation, était comme la fin d’un exil. Nous sortions de l’adolescence, la libération était venue et Paris, illimité, s’offrait à nous.
J’ai connu alors un Pierre Vidal-Naquet plein de gaîté et d’enthousiasme, bondissant, insatiable, facétieux parfois et parfois insolent. D’un autre côté, c’était pour lui le temps d’une sorte de latence. L’attente du retour de ses parents avait pris fin. La brisure était là, inguérissable. Au fond, il est resté toute sa vie un orphelin. Mais les interrogations sur le sens de la déportation de ses parents, le sens historique, faut-il dire, prenaient alors forme en lui silencieusement, de façon souterraine. Conjointement, c’est seulement vers la fin de cette période que nous avons commencé à nous demander ce que pouvait signifier pour chacun de nous le fait d’être juif et à comparer, par tâtonnements, nos réponses mouvantes. Cela allait nous occuper toute notre vie et donner un tempo dramatique à l’histoire de notre amitié.
De quoi parlions-nous pendant nos marches à travers Paris ? J’ai le souvenir de conversations à la fois étonnamment pudiques et passionnées : nous parlions très peu de notre vie réelle, très peu aussi du passé, du moins dans les premiers mois. En revanche, il était clair que Pierre avait le sentiment très vif que l’époque était tragique et qu’il fallait se rendre digne et capable de saisir ce caractère tragique, donner à notre quête du bonheur un tour qui le rende compatible avec la conscience tragique.
À plusieurs reprises dans ses écrits autobiographiques, et encore dans le volume d’entretiens qui vient de paraître, Pierre fait état d’une conversation que nous avons eue, vers la fin de 1948, je suppose, au cours de laquelle il me dit qu’il avait l’intention d’adhérer au Parti communiste. Et moi, « riant un peu », pour reprendre son expression, je lui dis que ce n’était pas une bonne idée, que cette démarche l’entraînerait là où il ne voulait pas aller. Pourtant j’étais moi-même alors, et pour deux ans encore, un communiste très ardent, très actif, quelque peu trotskyste dans mon for intérieur, convaincu, par les grèves insurrectionnelles qui avaient secoué la France à l’automne 1947, puis à l’automne 1948, que la révolution était à l’ordre du jour. Je n’eus pas de mal à le dissuader. En abandonnant l’idée d’adhérer au Parti communiste, Pierre s’est épargné toutes sortes de déchirements, de malentendus et d’humiliations.
Curieusement, il a préservé ainsi la possibilité de dialoguer librement plus tard et de coopérer avec les communistes et de nouer avec certains d’entre eux, Madeleine Rebérioux en tout premier lieu, une amitié qui a traversé les décennies. Pierre n’était pas fait pour être un militant, pour adhérer à une cause incarnée dans un groupe et qui tracerait par avance les cadres de sa pensée. Il était trop historien, déjà, pour croire qu’il y a un sens de l’histoire. En fait, on pouvait le percevoir dès ce moment, il était fait pour prendre, toujours avec résolution inébranlable, un courage sans faille, ses responsabilités personnelles de citoyen et d’intellectuel, en somme pour chercher constamment la vérité et la dire. De cette radicalité intransigeante et obstinée, il devait donner des exemples éclatants pendant la guerre d’Algérie et dans son combat contre le négationnisme.
Il m’est donc arrivé, selon ses propres dires, de lui donner de bons conseils. Qu’ai-je reçu en échange ? Des bienfaits sans mesure, tout au long de ma vie. Pour m’en tenir à cette période des commencements, je dirai d’un mot : la culture. Pierre était, sur ce plan, ce qu’on appelle depuis Bourdieu, un héritier. Avec une incroyable générosité, une gaîté entraînante, il m’a fait partager cet héritage. Pour moi, jusqu’alors, la culture, c’était ce que j’apprenais en classe. Pierre, qui savait Racine et La Fontaine et Molière par cœur, et d’immenses passages de Hugo et de Valéry, qui avait dès lors cette dilection pour Mozart qui ne l’a pas quitté, a su me montrer que les grands auteurs devaient être pour chacun de nous des interlocuteurs constants et exigeants, que la poésie pouvait nous donner des raisons de vivre, la force de vivre.
Sur ce que Pierre pensait et disait alors, je pourrais évoquer mes souvenirs sans fin, les ajouter, les comparer à ses propres récits. Mais heureusement ce n’est pas là notre seule source de connaissance. Nous avons aussi des documents écrits et même imprimés : les textes de Pierre qui figurent dans la revue Imprudence qu’il a fondée en 1948, notamment dans le troisième et dernier numéro. Je ne saurais mieux faire, pour faire comprendre ce qu’il était alors, que de citer la fin du texte intitulé, selon la formule binaire qui devait être un des signes de sa manière, « Obscurité et aventure ». Voici :
« Une telle prise de conscience devient actuellement nécessaire avant l’acte, ou plutôt elle est acte déjà et presque le seul qui soit permis à ceux qui à tout instant font effort pour rester sincères avec eux seuls, et ne trouvent point là le masque nouveau de leur lâcheté.
« Solution d’attente : oui, mais alors ascétisme et non point romantisme de l’attente. C’est seulement par cette ascèse que nous pourrons retrouver en nous notre force de bonheur…
« Parler d’appel au bonheur n’implique pas un abandon de la conscience du tragique. La recherche du bonheur n’existe précisément qu’au milieu du tragique. Tout bonheur se détache sur fond de tragédie. Aussi ne renions-nous ni l’un ni l’autre, notre seul effort consiste à montrer la nécessité de cet appel au bonheur, mais à un bonheur “les yeux ouverts” dans l’époque où nous vivons.
« Notre recherche est celle d’un nouveau style heureux.
« Notre interrogation est celle du poète : Comment vivre sans inconnu devant soi ? »

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