par Maud Sissung
Rendre hommage à Pierre, c’est évoquer l’affection qui nous a unis, l’admiration qu’il nous inspirait, donc parler de nous-mêmes. Avec les années qui passaient, l’affection et l’admiration se consolidaient. Pour moi, elles sont nées en 1961.
Mon amie Hélène Maillard, qui travaillait à la revue Esprit, nous a mis en rapport. Pierre avait besoin de quelqu’un qui pût taper rapidement et discrètement le manuscrit de La Raison d’État. À l’époque, il n’existait ni traitement de texte ni scanner. L’ouvrage comprenait une longue introduction et une masse de documents que l’auteur présentait et commentait. Ce fut le début du déchiffrement de son écriture, qui s’est poursuivi jusqu’à la semaine précédant sa disparition.
Un autre livre, rédigé en anglais celui-là, Torture : Cancer of Democracy, a achevé de me familiariser avec la graphie de Pierre. Voici donc plus de quarante ans que je lis facilement ses manuscrits ? Non, pas du tout. Pour commencer, Pierre était un homme de parole. Il m’a parfois excellemment dicté des articles ou, au téléphone, des ajouts ou des modifications. Écrire n’allait pas assez vite à son goût.
Par ailleurs, n’employant aucun procédé, la sténo par exemple, ni aucun outil – à ma connaissance, il n’enregistrait pas ses textes —, il s’impatientait de la lenteur de son écriture, qui pourtant était très rapide, et négligeait notamment de faire la distinc-tion entre les o et les a, ou de former les s finaux. Et je ne parle pas des chiffres. Tout cela rendait parfois difficile le déchiffrement des noms propres et des dates. Cependant, il me disait parfois : « Cette fois, je me suis appliqué. » Et c’était vrai. Quand il « s’appliquait », son écriture était relativement lisible. Il faut aussi ajouter à son actif qu’il avait une orthographe très sûre, ce qui constituait un sérieux atout pour qui devait lire ses manuscrits.
Les textes qu’il m’a donnés à taper puis, plus tard, à saisir, étaient de toute nature. Études grecques savantes, dénonciations du négationnisme, préfaces, souvenirs, recensions d’ouvrages, livres. Jean Moulin, l’Atlantide, l’affaire Dreyfus, pour citer trois sujets qui lui tenaient à cœur : les autres intervenants les évoqueront mieux que moi. Cependant, il en est un dont je n’ai jamais oublié le titre ni la teneur : Le Bordereau d’ensemencement dans l’Égypte ptolémaïque, qui montrait comment le cultivateur du temps savait duper l’administration.
Maintenant que je vous ai entretenu de mon expérience de décrypteuse, qu’il me soit permis de vous livrer deux anecdotes. Voici longtemps, Pierre m’avait donné à taper un texte savant truffé de grec. Et il avait trouvé la solution : m’apporter une ma-chine à écrire portative à clavier grec. Comme je ne connais pas cette langue, le déchiffrage du grec écrit de Pierre joint à la recherche des caractères sur le clavier grec fut un véritable jeu de piste. L’auteur s’avoua pourtant satisfait à quelques détails près : « Enfin, Maud, remarquait-il plaisamment, vous voyez bien que c’est un esprit doux ! »
L’autre anecdote permet de restituer l’humour et la lucidité de Pierre. Il avait laissé un message sur mon répondeur : « Pouvez-vous taper un article ? » Je le rappelle pour répondre par l’affirmative et il me dit : « Merci, vous êtes vraiment gentille. Mais j’ai trouvé une autre victime. »
Oui, décrypter l’écriture de Pierre, suivre sa pensée, et lire avant le public ses décla-rations, ses démonstrations, ses admirations et ses colères, ce fut un privilège. Son caractère éclatait dans ses écrits. Et c’était un beau caractère.
Et je reprends ici ce que j’ai écrit à ses trois fils : Pierre était un sacré bonhomme !