par Manolis Papathomopulos
À mon tour, j’ai le triste devoir et privilège de rendre hommage à Pierre Vidal-Naquet, en mon nom personnel ainsi qu’au nom de mes compatriotes grecs qui, de près ou de loin, l’ont connu : je veux parler des centaines de jeunes gens qui ont été ses élèves et ses amis et qui ont profité de sa science, de sa sollicitude et de sa générosité. Mais je parle aussi au nom des nombreux lecteurs de ses livres traduits pour la plupart en grec. Je parle aussi plus spécialement de nous tous qui lui serons toujours reconnaissants pour la part active qu’il a prise contre le putsch des colonels fascistes en 1967.
L’intellectuel militant pour toutes les causes justes qu’était Pierre a été révolté dès le premier instant où les fascistes ont pris le pouvoir en Grèce, qu’il considérait comme sa deuxième patrie. J’étais à l’époque à Paris et je peux témoigner de sa grande émotion, de sa grande colère, lorsque les premières nouvelles ont commencé à percer : loi martiale, arrestations massives de dizaines de milliers de citoyens, parcage dans des camps de concentration, interrogatoires, tortures, quelques exécutions, propagande abjecte qui tâchait de nous convaincre qu’ils nous avaient sauvés du communisme.
Quelques jours après le putsch, il y eut un grand meeting de protestation à Antony ou Orsay, où Vidal-Naquet a été le premier Français à prendre la parole contre les colonels, avec un discours éclatant qui a soulevé les auditeurs sur les principes de la démocratie bafoués, le droit à la résistance, le devoir de solidarité du peuple et des intellectuels français, la participation de l’intelligentsia française à la lutte du peuple grec.
Durant les sept ans de cauchemar fasciste, il n’y a pas eu un seul mouvement auquel Pierre n’ait participé, il était présent à toutes les manifestations de solidarité, il était membre de tous les comités de solidarité, notamment celui composé par Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Michel Leiris, Jean-Marie Vincent, Denis Berger et d’autres. En 1969, il participa à un grand meeting à la Mutualité, centré sur la culture et l’enseignement sous la dictature.
Quiconque lui demandait son assistance en argent ou autre chose, Pierre était toujours là. Il a fait des collectes d’argent pour les familles des incarcérés, il a rédigé des dizaines de textes et de tracts qu’il diffusait à la presse française. Il a fait signer par des personnalités des textes de protestation contre la dictature. Une action très importante fut d’envoyer des avocats français devant les cours martiales et Pierre collectait de l’argent pour couvrir les dépenses de ces avocats, parmi lesquels il faut citer Maitres Nicole Dreyfus, Jules Martinet et Daniel Jacoby, qui furent envoyés à Athènes pour assister les étudiants de Rigas Ferraios, organisation de jeunesse du Parti communiste grec de l’intérieur, qui étaient jugés par la cour martiale pour « activités anti-patriotiques » (je renvoie au livre de Nicole Dreyfus, intitulé Les Étudiants grecs accusent : dossier du procès d’Athènes, publié ici à Paris en 1969 par les Éditeurs français réunis).
Vidal-Naquet fut sans doute le Français qui a eu la plus grande implication dans le mouvement de solidarité du peuple français. En reconnaissance de quoi, le gouvernement grec l’a décoré dans les années 1980 de la plus haute médaille pour services rendus à la liberté du peuple grec.
Je vais maintenant vous parler de la façon dont j’ai connu Pierre. À la fin des années 1950 et au début des années 1960, je lisais souvent dans Le Monde des lettres et diverses interventions d’un universitaire signant Pierre Vidal-Naquet, dont m’avait frappé le courage de manifester ouvertement contre le système répressif du gouvernement de l’époque concernant la guerre d’Algérie, et de braver les tortionnaires du général Massu. Un jour, au cours de paléographie grecque d’Alphonse Dain à l’École pratique des hautes études, j’ai vu le camarade assis à ma droite signer du nom de Vidal-Naquet dans le cahier de présence. Frappé par la coïncidence, je lui ai posé la question : « Êtes-vous le fils de Monsieur Vidal-Naquet ? » Et lui de me répondre : « Je le pense bien. Mais qu’entendez-vous par là ? » Je lui ai expliqué que je lis souvent ce nom dans Le Monde et j’ai supposé qu’il était le fils de Vidal-Naquet, vu sa jeunesse. À quoi il me répondit : « C’est moi-même. » « Impossible ! », m’écriai-je, « vous êtes trop jeune pour cela ! » Il avait exactement mon âge. Depuis, nous avons lié une étroite amitié.
Pendant les quarante-cinq ans de notre amitié, j’ai contracté plusieurs dettes à l’égard de Pierre Vidal-Naquet, d’ordre intellectuel, naturellement, mais aussi et surtout de morale politique. J’ai été profondément marqué par son exemple, son courage sans faille, l’absence totale de peur quand il luttait contre les tortionnaires, l’assurance que lui donnait la conscience de lutter pour une cause juste. J’ai appris à son exemple que le devoir du citoyen, notamment du citoyen-universitaire, c’est de n’avoir jamais peur devant un régime répressif. Et c’est essentiel, car c’est la peur qu’inspire ce genre de régime qui est son instrument principal, peur de perdre sa quiétude, son emploi, son intégrité physique, même sa vie. La question donc se pose : que doit faire le citoyen-universitaire ?
La réponse éclairée par l’exemple de Pierre Vidal-Naquet est simple comme le jour : son devoir est de renverser la gamme des divers degrés de la peur, de brûler les étapes intermédiaires, de prendre la peur par le cou et de la rationaliser. La mort même dont on est menacé en dernière instance par les fascistes n’est après tout en soi qu’un fait banal qui peut survenir pour un tas de motifs souvent stupides : un mauvais yogourt ou un faux pas dans la rue, alors que la défense de la liberté, la défense des libertés civiques à n’importe quel prix, même au prix de sa propre vie, est le premier devoir du citoyen-universitaire. Et aussi le devoir de parler, de ne jamais arrêter de parler, de protester, de moquer ces salopards, de les tourner sans cesse en dérision.
C’est en ce sens que je peux dire que je dois ma formation de citoyen à l’exemple de Pierre Vidal-Naquet, qui n’a jamais eu peur, qui n’a jamais cessé de parler et qui, pour paraphraser le poète grec Konstantinos Kavafis qu’il aimait tant, depuis qu’il a dit le grand Oui, a avancé dans la voie de son honneur et de sa conviction.