par Oswyn Murray (Oxford)
J’ai connu Pierre comme un ami et un collègue pendant trente ans, mais ses relations avec l’Angleterre remontent à sa jeunesse : dans ses Mémoires, il parle de sa jeune gouvernante Miss Mac, qui l’a introduit à ce fameux livre chauvin de l’histoire de l’Angleterre pour les enfants, Our Island Story (L’Histoire de notre Île), lequel commence avec la reine Boadicéa, rebelle courageuse contre les Romains, et le roi Alfred qui a brûlé les gâteaux, et continue avec Guillaume le Conquérant, qui avait dû corriger le malheur d’être né en France par sa conquête de l’Angleterre, et finit avec la reine Victoria, impératrice d’un empire où le soleil ne se couche jamais. Il parait que le jeune Pierre aimait tant les Anglais qu’on envisagea de l’inscrire à l’école la plus prestigieuse d’Angleterre, celle d’Eton. On se demande comment son radicalisme fondamental aurait été influencé au contact de l’aristocratie anglaise – bien qu’Eton soit aussi l’école du plus fameux de nos écrivains de gauche, George Orwell. Du moins, depuis sa jeunesse pendant la guerre, Pierre a-t-il été un anglophile passionné qui a toujours parlé un anglais parfait, et qui connaissait l’œuvre de Shakespeare presque par cœur. Il était particulièrement fier du doctorat d’honneur que lui a décerné en 1998 l’université de Bristol, grâce à son admirateur anglais, Richard Buxton.
Pierre s’est toujours senti chez lui en Angleterre. Il aimait opposer le silence qui a suivi la présentation de ses idées sur le « chasseur noir » à la Société des études grecques à Paris en 1966 avec la discussion animée parmi les anthropologues et historiens de Cambridge, quand il leur a parlé l’année suivante. Mais en vérité, du point de vue anglais, Pierre restait plus français qu’il ne le soupçonnait : la réception de ses idées dans le monde anglo-saxon s’est faite lentement et s’est toujours heurtée à forte résistance. Son premier livre (avec Pierre Lévêque), Clisthène l’Athénien (1964), a fait l’objet d’un compte rendu dans la Classical Review (CR 1965, p. 202), qui se concluait ainsi : « Voici un livre curieux, qui fait des méandres à travers le monde grec, à la stupéfaction du lecteur de Clisthène. Sa thèse principale est que Clisthène a fait ce qu’il a fait comme il l’a fait parce que peut-être il n’était pas seulement le géographe électoral qui créait des limites à son gré, mais aussi le géomètre constitutionnel qui voulait donner une forme politique à des théories de portée contemporaine, de l’isonomie. Sans doute les auteurs sont-ils armés contre des comptes rendus critiques, et ils ne seront pas surpris d’apprendre qu’il existe au moins un critique qui considère que leur livre n’a presque rien à dire historiquement sur le sujet de Clisthène. »
Trente ans plus tard, dans une étude intitulée « Black Hunter Variations » (Proceedings of the Cambridge Philological Society, 1994), John Ma, un jeune historien lui aussi formé à Oxford, a illustré à son tour ce fossé d’incompréhension qui dure encore, par une brillante parodie des deux styles d’histoire appliqués au même texte ancien ; mais même dans cette juxtaposition, pourtant favorable a Vidal-Naquet, l’incompréhension apparaît lorsque Ma s’efforce en vain de répondre à une question inexistante : « De ces deux styles d’interprétation, lequel est le bon : est-ce que Damon est bien devenu un chasseur noir ? La certitude est impossible, parce qu’on manque de témoignages. Or, la réponse à la question ne peut être que oui ou non. » Eh bien non, a-t-on envie de répondre : Pierre Vidal-Naquet nous a appris précisément qu’en histoire, la réponse à une question intéressante est rarement oui ou non, « comme si la réalité historique obéissait toujours aux lois d’une logique de l’exclusion », ainsi qu’il l’écrit dans Le Chasseur noir (p. 235).
L’image du chasseur noir renvoie elle-même au séjour de Pierre Vidal-Naquet à Oxford en 1976, huit ans après la publication de son fameux article, comme conférencier invité des Nellie Wallace Lectures, et à sa rencontre avec le plus magique de tous les tableaux exposés à l’Ashmolean Museum, la Chasse nocturne en forêt de Paolo Uccello. Dans cette idylle automnale à Oxford, « parmi les semaines les plus heureuses de ma vie intellectuelle », les séminaires de Pierre portaient sur Platon et l’histoire, un sujet qui l’a toujours occupé depuis le diplôme écrit pour Henri-Irénée Marrou, mais sous l’influence de Victor Goldschmidt. Pour ses auditeurs anglais plus jeunes, la question importante demeurait celle du fait : pourquoi Platon s’est-il si délibérément efforcé, dans presque tous ses dialogues, de présenter, sur leur date dramatique (celle où ils sont censés avoir eu lieu), des données qui se contredisent ? Faut-il pour cela refuser toute validité à toute autre conclusion sur l’historicité des indications que don-nent les dialogues à propos du cercle socratique ? Et faut-il voir là une autre manifestation du sublime mépris de Platon pour les « faits » lorsqu’il parle du passé, visible par exemple dans le mythe de l’Atlantide ou dans la description, tout aussi mythique, du cycle des Constitutions au livre VIII de La République ? Platon méprisait-il l’histoire ? Dans le Ménexène, sa parodie d’oraison funéraire à la manière de Thucydide est-elle un élément d’un programme systématique visant à dévaluer le monde des apparences « réelles » au profit du monde des formes philosophiques ?
Pierre ne méconnaissait pas nos problèmes, mais il tenta de nous montrer que les questions qu’il nous fallait poser n’étaient pas celles-là. Il s’agissait tout d’abord de notre compréhension du processus historique, et de notre refus obstiné de prendre en considération l’importance de la pensée dans l’histoire : « La pensée, fût-elle abstraite, est-elle étrangère à la réalité historique ? Y’a-t-il quelque chose d’étranger à la réalité historique ? Il y a certes des niveaux de réalité, des degrés de réalité, si l’on veut, mais on ne voit pas comment une pensée, même réactionnaire, peut être étrangère à la réalité historique. »
Refuser d’intégrer complètement Platon dans notre conception de l’histoire, c’était appauvrir notre compréhension et de Platon et de l’histoire : « On serait tenté de dire que la pauvreté de ce qu’écrivent les historiens sur la philosophie n’a d’égale que l’insignifiance de ce qu’écrivent les philosophes sur le milieu historique qui est celui des œuvres qu’ils étudient. […] On ne répétera jamais assez que, dans leur immense majorité, les textes platoniciens décrivent non l’univers des formes, mais le nôtre. » Et c’est là la première caractéristique qui me semble distinguer Pierre Vidal-Naquet, l’historien-philosophe qui refuse de séparer de l’histoire l’univers de la pensée.
Le second aspect de sa pensée qui a été important pour les Anglais était sa conception de l’altérité : « Un siècle d’hellénisme moderne a abouti, dans une large mesure, à éloigner plus qu’à rapprocher la Grèce de nous », disait-il. Dans ce changement de point de vue, il se rapprochait des historiens qui étaient ses héros et qui dominaient l’Angleterre dans les années 1970 – Moses Finley, Arnaldo Momigliano et, bien entendu, Eric R. Dodds (que Pierre rencontra pour la première fois chez moi, un soir de 1976 ; voir Mémoires, t. 2, p. 308). Ici commençait la libération des études classiques de la tradition positiviste et philologue qui dérivait de l’Altertumswissenschaft des Allemands.
Mais l’altérité de Vidal-Naquet était plus subtile, parce qu’elle n’était pas une altérité qui nous sépare des Grecs : selon lui, il nous fallait chercher à comprendre la Grèce antique comme un problème des Grecs d’alors. Ainsi, à l’intérieur de la société grecque, le rôle des oppositions n’est pas de définir des contraires, mais de révéler les tensions entre elles à l’interface – l’adolescent, l’Amazone ou Philoctète, le héros exclu. Dans son travail d’historien, Vidal-Naquet a toujours été fasciné par les marginaux, ceux qui sont exclus du statut de citoyen à part entière ; ses études ont donc principalement porté sur l’univers mental de groupes tels que les artisans, les adolescents, les femmes, les esclaves. Mais à la différence de ses contemporains (du moins en Angleterre), ce qui l’intéressait surtout, ce n’était pas leur qualité d’opprimés, victimes de la culture dominante. Pour lui, l’opinion de ces marginaux était ce qui ressemble le plus à ce regard venu d’ailleurs qui est le nôtre aujourd’hui ; ce sont eux qui peuvent donc nous révéler les secrets d’une société à laquelle ils appartenaient eux aussi : ils peuvent servir d’intermédiaires entre la culture dominante d’alors et nous-mêmes.
Dans la préface du premier volume de Mythe et Tragédie, Vernant et Vidal-Naquet admettent que « la plupart des études réunies dans ce livre relèvent de ce qu’il est convenu d’appeler l’analyse structurale ». Ce qui leur importe, toutefois, ce n’est pas un décodage, un déchiffrement des mythes pour y retrouver une structure binaire sous-jacente, mais bien ce qu’ils appellent « la sociologie de la littérature et ce qu’on pourrait appeler une anthropologie historique ». La tragédie n’est pas elle-même un mythe, mais la réflexion d’un mythe dans un contexte social – à la fois une réflexion sur le mythe et une communication par le mythe. Et dès le début le sic et non d’une précédente école de Paris est exclu : « Le monde mental est toujours fait de possibilités, non de certitudes. »
« Nous ne tentons pas par ces analyses de dévoiler un mystère. Sophocle a-t-il ou non pensé à l’ostracisme ou à l’éphébie en écrivant ses pièces ? Nous ne le savons pas, nous ne le saurons jamais ; nous ne sommes pas même sûrs que la question ait un sens. Ce que nous voudrions montrer, c’est que, dans la communication qui s’établissait entre le poète et son public, l’ostracisme ou l’éphébie constituait un cadre de référence commun, l’arrière-plan qui rendait intelligibles les structures même de la pièce. »
Ainsi internalisée, problématisée, avec toutes ses incertitudes, l’histoire des mentalités a appris aux Anglais que finalement le positivisme doit être abandonné. Tel est l’héritage chez nous d’un militant pour la vérité. Comme il le disait lui-même : « L’histoire a la vocation de la trahison dans la mesure où l’historien n’avoue pas les certitudes de boutique. C’est pour cela que je me suis intéressé à Flavius Josèphe. Dans son cas, c’était une trahison grossière : il est passé carrément dans l’autre camp. J’espère être un traître de façon un peu plus subtile » (entretien à la revue Vacarme, 2006).