Pierre Vidal-Naquet

Accueil du site > Comment le sens de l’histoire peut atténuer la passion structurale

Comment le sens de l’histoire peut atténuer la passion structurale

par Pierre Pachet


Pierre Vidal-Naquet est pour moi – bien qu’étant né avant moi, mon aîné de sept ans – un homme jeune. Parce qu’il était orphelin, ses parents ayant été déportés quand il était lycéen ; parce que son tempérament était combatif, d’un éphèbe plus que d’un hoplite (et encore moins d’un stratège). Peut-être aussi parce que j’avais été dirigé vers lui, vers ses compétences d’historien et d’helléniste, par un homme plus âgé que lui et que moi, que je considérais comme une autorité dans le champ de l’histoire de la philosophie, de la pensée grecque, un homme d’expérience (qui avait quitté l’Allemagne, qui avait participé à la résistance), Victor Goldschmidt (1914-1981), qui fut mon collègue et ami à l’Université de Clermont-Ferrand.Pierre Vidal-Naquet est pour moi – bien qu’étant né avant moi, mon aîné de sept ans – un homme jeune. Parce qu’il était orphelin, ses parents ayant été déportés quand il était lycéen ; parce que son tempérament était combatif, d’un éphèbe plus que d’un hoplite (et encore moins d’un stratège). Peut-être aussi parce que j’avais été dirigé vers lui, vers ses compétences d’historien et d’helléniste, par un homme plus âgé que lui et que moi, que je considérais comme une autorité dans le champ de l’histoire de la philosophie, de la pensée grecque, un homme d’expérience (qui avait quitté l’Allemagne, qui avait participé à la résistance), Victor Goldschmidt (1914-1981), qui fut mon collègue et ami à l’Université de Clermont-Ferrand.
Je connaissais le rôle que PVN avait joué pendant la guerre d’Algérie, comme animateur du comité Audin et d’autres comités, comme auteur du livre sur Audin, comme historien du présent, enquêteur sans pouvoirs mais non sans ténacité ni perspicacité, comme l’un de ceux qui ont à mon sens sauvé l’honneur de la France pendant cette période noire. Mais alors, simple militant moi-même, je le regardais de loin. Goldschmidt me dirigea vers PVN, aussi bien oralement que dans les mentions élogieuses qu’il avait faites de lui dans ses livres et ses articles (il se référait en particulier à « Temps des dieux et temps des hommes », paru en 1960 dans la Revue d’histoire des religions, repris plus tard dans Le Chasseur noir), comme vers un homme jeune qui était un authentique historien.
Goldschmidt avait quitté l’Allemagne hitlérienne après la publication des lois racistes – il se considérait néanmoins comme protestant, et m’avait repris avec sa véhémence brusque une fois que j’avais cru possible de le considérer comme juif –, il avait participé à la résistance armée en France, et c’est pendant cette période qu’il avait conçu sa grande thèse de 1947 sur Les Dialogues de Platon, structure et méthode dialectique. PVN avait lu ce livre et l’admirait, il en avait tiré des conclusions : outre la thèse elle-même, à savoir que les niveaux de la connaissance selon Platon correspondent aux étapes des dialogues, trois exigences (je cite l’exposé que fit PVN à l’Université d’Amiens, en 1982, lors d’une séance d’hommage à Goldschmidt, qui avait terminé sa carrière dans cette petite université) :
– l’exigence des formes, consistant à tenir compte de la forme dans laquelle se trouve présentée une pensée ou une donnée ; – l’exigence d’étudier une pensée selon ses règles propres ; – l’exigence enfin de considérer une œuvre – celle de Platon, en l’occurrence – dans sa totalité, et non pas, comme l’ont souvent fait les historiens, de se contenter de ce qui est proprement historique chez Platon (le livre III des Lois).
PVN, je le rappelle, aimait non sans excès et simplification se considérer comme un « historien du monde grec qui a choisi de réfléchir presque par priorité sur Platon », ce que confirme son dernier livre, en un sens son seul vrai livre, L’Atlantide, qui est le commentaire et le développement, à travers l’histoire et l’espace, de suggestions que fait Platon dans le Timée et le Critias concernant une cité qui aurait existé jadis, et dans laquelle PVN a tôt reconnu une représentation de l’Athènes impérialiste du Ve siècle.

PVN, un historien ? Sans doute, par ses qualifications, sa carrière professionnelle, ses compétences (y compris en épigraphie, en archéologie, en papyrologie même). Et il est vrai que le philosophe Goldschmidt, comme d’ailleurs le philosophe J.-P. Vernant, a voulu pouvoir corriger ou compenser ce que la passion structurale a de dévorant, de systématique, d’impérieux, par le sérieux et le réalisme de l’histoire, l’historien étant celui qui a le devoir de rappeler les différences de temps, de moments, de situations. Le structuralisme de Goldschmidt (comme un peu avant lui celui de Martial Guéroult, ou comme celui de Hans Leisegang dans son étude sur les Denkformen, les formes qu’une pensée choisit pour se dire), ce structuralisme des années 1950, je le rappelle, n’était pas celui, d’inspiration linguistique, qui allait triompher dans les années 1960-1970 et séduire aussi PVN.
PVN était particulièrement qualifié pour tenir ce rôle, celui d’un mnèmôn selon le terme d’Hérodote, d’un « mémorieux », de celui qui n’oublie ni les noms propres ni les dates ni les détails. Ses coups de téléphone, comme ses articles et ses préfaces, abondaient en rappels de noms, de titres de livres, de circonstances. Lors de la mort de Goldschmidt en 1981, avant toute étude de fond, il avait rédigé une notice nécrologique pour Le Monde dans laquelle m’avait frappé son évocation pittoresque de l’attitude favorite du défunt, « la tête penchée appuyée sur sa main, dans une posture qui disait l’extrême attention à l’interlocuteur ».
C’était un surdoué, sur ce plan de la mémoire et de la vivacité d’esprit, de l’esprit tout court. Il avait dans la tête non seulement des noms et des faits, mais des anecdotes, des suites de vers, des paroles citées textuellement. Et surtout il avait plaisir à se souvenir, à préciser, à rectifier, à corriger, à se moquer (éventuellement de lui-même). On entendait sa satisfaction d’approcher la vérité de ce qui avait eu lieu, de ce qui était le cas, et aussi de sentir son propre esprit fonctionner si efficacement. Avec colère ou avec amusement, il ne masquait pas sa joie d’avoir raison et d’être brillant ou drôle. Et cependant, ses rappels ou ses rapprochements ingénieux, il les faisait suivre d’une sorte de grognement inquiet (« Hein ? »), qui demandait une approbation qu’il ne pouvait se donner à lui-même.
En ce sens, cet homme qui est pour moi la jeunesse même, l’impatience et l’imprudence conjointes au savoir et au goût de la justice, est aussi un enfant en quête d’affection, un généreux dispensateur de l’amitié et de la bienveillance dont il avait lui-même tant besoin.

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0