par Hervé Duchêne
Au printemps de l’année 1978, j’étais à Paris, normalien, paresseusement occupé à préparer une licence. La rue d’Ulm était sous l’archontat de l’épigraphiste Jean Bousquet, qui invitait tous les élèves, fussent-ils entrés à l’École en carré, à choisir au plus vite un sujet de maîtrise. Pour moi qui suivais les cours du directeur sur les comptes du sanctuaire de Delphes, ce serait en grec. Je l’avais annoncé à mon père, à l’occasion de l’une de ses visites. Roger, bien que dix-septiémiste, n’y vît pas d’inconvénient : il avait lui-même composé un mémoire d’études supérieures sur l’idée de patrie chez Démosthène sous la direction de Louis Moulinier. Soucieux de l’avenir de son fils, il me souhaitait de trouver un bon patron. Cette chance se rencontra, dès le lendemain.
Il est chez Gallimard, rue Sébastien-Bottin, un bout de couloir où les auteurs peu-vent acheter avec remise leurs œuvres. Mon père était venu chercher des exemplaires de sa Pléiade de Madame de Sévigné ; Pierre était là pour son édition de l’Iliade. Un bon quart de siècle s’était écoulé depuis qu’ils avaient été camarades de khâgne, au Lycée Thiers à Marseille. Ils ne s’étaient pas revus depuis, mais ils se reconnurent. Roger parla de moi, de mes projets. Pierre proposa que je lui rende visite, chez lui, rue du Cherche-Midi. J’accourus.
Je n’avais jamais rencontré Pierre Vidal-Naquet, mais il m’avait déjà donné de nombreux bonheurs de lecture. Je connaissais, par cœur, la Grèce qui était la sienne et que je m’étais, pour ainsi dire, appropriée. Mon savoir s’enracinait dans un credo : l’article de l’Universalis, « Une civilisation de la parole politique », qui ouvre Le Chasseur noir. L’univers de la cité grecque, je l’avais découvert dans les livres que Pierre avait suscités, publiés ou édités. Ils appartenaient pour l’essentiel à la collection « Textes à l’appui/série Histoire classique » chez François Maspero.
Dans cette série dont plusieurs titres étaient au format de poche et que je me procu-rais sur la Canebière, à la libraire Maupetit, les ouvrages de Finley occupaient, pour moi, une place à part. Les Anciens Grecs, Les Premiers temps de la Grèce, Le Monde d’Ulysse ont accompagné – à côté de L’Aventure grecque de Pierre Lévêque – mes années de khâgne au Lycée Thiers. Je trouvais – et je trouve encore – ces livres formidables. Non seulement ils donnaient envie de devenir un spécialiste de la Grèce antique, mais ils offraient le modèle d’une histoire revivifiée par les sciences sociales. Tout en introduisant à la connaissance du monde mycénien, ils réglaient, de manière originale et élégante, la question homérique, problème auquel se trouvait confronté tout khâgneux de ma génération.
Ces ouvrages avaient une autre vertu : ils étaient lestés de copieuses bibliographies que Pierre avait signées. Elles me donnaient l’illusion d’être savant et m’encourageaient à faire de nouvelles découvertes. Je me suis ainsi plongé dans Le Déchiffrement du linéaire B de Chadwick, paru en français chez Gallimard avec une préface de Pierre sur le « dilemme des origines grecques ». J’en avais tiré des certitudes et je me répétais, convaincu, le final que j’admirais à l’égal de la dernière page de L’Archéologie du savoir de Michel Foucault : « Le monde mycénien parle, il parle grec, certes, mais les mots grecs renvoient à un univers original qui n’est ni Byzance, ni Athènes ; il est parfaitement vain de vouloir reconstituer à partir de lui une province des études classiques. » J’étais convaincu : entre le monde de Mycènes et celui de la cité, il y a un fossé. La coupure est totale entre l’art des palais et les premières créations d’une Hellade qui se forge à l’époque archaïque un nouveau système de pensée et de vie.
L’analyse structurale – que j’associais à l’époque au seul Roland Barthes – m’impressionnait moins. Mais je ne pouvais la refuser. Elle figurait, comme principe, en quatrième de couverture de Mythe et tragédie en Grèce ancienne. Et ce livre m’avait passionné. Je ne connaissais rien des conditions dans lesquelles était né « Le chasseur noir » et de la manière dont il avait été fraîchement accueilli, quinze ans plus tôt, par l’assemblée des membres de l’association pour l’encouragement des études grecques. Lecteur naïf, j’admirais tout simplement l’ingéniosité d’une étude qui faisait du Philoctète – la pièce de Sophocle que j’aimais le moins – celle qui avait le plus d’intérêt. Les textes tragiques pouvaient donc introduire à la connaissance d’institutions qui s’avançaient masquées, ainsi l’éphébie dans le Philoctète ou l’ostracisme dans l’Œdipe-Roi.
Je ne me lassais pas non plus de feuilleter le volume Économied et sociétés en Grèce ancienne, où le nom de Pierre Vidal-Naquet était associé, non à celui de Jean-Pierre Vernant, mais à celui de Michel Austin. J’aimais le principe de composition du livre : des exposés généraux distincts d’un choix de textes commentés. Savoir si les concepts modernes d’économie et de société s’appliquaient au monde grec m’apprit quelques rudiments sur Max Weber et Karl Polanyi. Mais ce recueil eut pour moi une autre utilité. Il y avait alors peu de livres offrant la traduction d’inscriptions grecques. J’ai découvert l’épigraphie dans ce manuel, bien avant de lire Louis Robert. Économies et sociétés en Grèce ancienne me plaisait aussi en raison d’une impertinence qui se trouvait à la dernière page de la préface de cet ouvrage, paru dans l’académique collection U2 : « On n’a pas cherché systématiquement à unifier la transcription des mots et des noms grecs ; pour une justification de cette désinvolture, renvoyons à la préface des Sept Piliers de la sagesse de T. E. Lawrence. »
Plus sérieusement, les livres de Pierre et ceux qu’ils encourageaient étaient nouveaux, dans leur contenu et leur forme, bien différents de l’ennuyeuse civilisation grecque alors sur le marché, ou du précis d’histoire ancienne pour étudiant, qui semblait avoir été rédigé pour le faire fuir. Cette production, signe d’un travail d’équipe – les familiers du « Centre » (le Centre Louis-Gernet) que j’appris à connaître par la suite –, était de surcroît nombreuse. Elle satisfaisait mon goût de la collection – signe, dit-on, d’une vocation d’archéologue – et vidait ma bourse, heureusement bien garnie, de normalien. Avec le même battement de cœur que lorsque j’ai acheté ma première Tétralogie de Wagner – celle de Karajan –, j’ai fait l’acquisition le même jour, chez Gibert, du Dédale de Françoise Frontisi, de La Faute tragique de Suzanne Saïd et du Plaisir et la loi de Florence Dupont. Je me souviens aussi, peu après cet épisode de « shopping effréné », comme dirait ma fille, de la lecture d’un trait du travail de Laurence Kahn, Hermès passe.
Ces recherches étaient exaltantes : je ne venais point trop tard dans un monde trop vieux. Il était encore possible de s’intéresser à l’Antiquité, d’en faire sa vie et son métier, contrairement à ce que proclamaient certaines voix censées défendre les intérêts des études classiques. À la réflexion, tous ces travaux me procuraient aussi une méthode : elle consistait à combiner l’étude des mots, des mythes et des institutions. Il s’agissait de conduire une enquête lexicale, de cerner des configurations mentales à partir des textes et de confronter ces représentations à des pratiques sociales. Ce modèle convenait bien à ma formation : celle d’un élève de lycée classique, rompu à la version et au thème, ayant reçu un enseignement littéraire et philosophique teinté de marxisme et familier d’une seule revue historique, Les Annales.
On a compris que je suis arrivé déterminé – assurément un peu trop – dans le bureau de Pierre, après un bref salut à Geneviève, dont les traits ne m’étaient pas inconnus, car elle figurait au premier rang de la seule photo de khâgne conservée par Roger, qui s’est toujours obstiné à appeler sa camarade par son nom de jeune fille. Pierre m’a donné plus tard son affection, mais il m’a tout de suite merveilleusement accueilli. Dans une pièce étroite encombrée de dossiers, où trônaient sur des étagères en bois peint une collection de Budé et un Jacoby – l’édition de référence des fragments des historiens grecs –, il m’a d’abord entendu, quand beaucoup d’autres auraient parlé d’eux-mêmes. J’ai donc exposé que je voulais faire de l’histoire grecque, que l’époque archaïque était la période que je préférais et qu’un sujet d’histoire économique me conviendrait bien. Il m’écouta, comme il savait le faire. Sa réponse, comme toujours, fut très rapide : le sujet qu’il me fallait traiter lui paraissait une évidence : « La représentation du commerce chez Hérodote. » J’en fus aussitôt convaincu. Pierre m’a ensuite parlé de toute autre chose : de Marseille, d’André Breton et de Lévi-Strauss. Tout cela était lié par le fait que le poète et l’ethnologue, face à la menace nazie, avaient quitté le Vieux-Port en prenant le même bateau.
Pierre, disponible, m’associait généreusement à son propos. Je ne subissais pas un cours, je pouvais participer à une conversation. Il y avait les souvenirs de la cour du lycée Thiers et l’évocation des gloires de la khâgne phocéenne : les figures tutélaires d’Henri Coulet, de Charles Carrière et de Jean Deprun ; les archicubes antiquisants : Paul Veyne, Alain Michel et Claude Nicolet. J’avais lu Tristes Tropiques comme un roman ; Pierre m’encourageait à reprendre Le Cru et le Cuit, pour m’adonner à un exercice spirituel : penser, disait-il, par couple d’oppositions. Il y avait enfin la poésie : le surréalisme et René Char. Pierre me raconta sa première expédition chez le pape du surréalisme (récit que j’ai retrouvé depuis dans ses Mémoires). Sans m’être très familier, René Char ne m’était pas inconnu : il était pour moi, élève de sixième en mai 1968 dans un établissement fugitivement rebaptisé Lycée de la Commune, la figure du poète résistant, du révolté clamant : « Tu as bien fait, Arthur Rimbaud. »
Je connaissais le courage de Pierre pendant la guerre d’Algérie, son refus de l’injustice et ses combats pour la vérité. Nous avons évoqué Mme Thévenin et l’action de Pierre pour soutenir cette mère en dénonçant le mensonge policier. Cette femme avait perdu son fils, mort en prison dans des conditions plus que suspectes, et supportait son chagrin avec courage. Ma mère faisait appel à cette habituée des grandes tables, quand il fallait régaler les habitués – toujours plus nombreux – des colloques du CMR17, l’équipe de recherches de mon père. Décidément, Mme Thévenin, avec qui j’avais plusieurs fois bavardé dans la cuisine familiale en préparant des petits fours, n’avait pas menti sur l’humanité de celui qui était, pour elle, le « professeur Vidal-Naquet ».
Je m’arrêtais en moi-même à cette idée, alors que j’allais quitter Pierre par un « Bonsoir Monsieur », quand il me dit, presque négligemment, de sa voix aussi douce que ferme : « Hervé, il faudrait partir en Écosse, à Saint-Andrews. » Je suis rentré en agitant cette phrase dans tous les sens, rêvant de cette aventure qui m’était promise auprès de Michel Austin.
Elle se réalisa grâce à de nombreuses complicités : celle de Jean Sirinelli, helléniste admirable et homme délicieux, qui accepta de co-diriger un mémoire « bi-frons » associant la Sorbonne et l’EHESS. Celle d’Anthony Lévy, spécialiste des moralistes français du siècle de Louis XIV et frère de l’antiquisant Peter Lévy, qui m’offrit à Saint-Andrews un poste de lecteur dans le département qu’il dirigeait. Je pus même assister, à Édimbourg, au cours de l’été 1978, à mon premier colloque : la conférence internationale d’histoire économique qui avait pour thème « Le travail dans l’Antiquité » et où les intervenants s’inscrivaient dans la continuité du programme de recherches défini, jadis, à Aix-en-Provence, par Moses I. Finley. Programme où figurait en bonne place l’étude des emporia, ces ports de commerce ou ports of trade qui m’attiraient tant. Cela me conduisit finalement à Délos et à un séjour inoubliable en Grèce, que je dois à Pierre qui m’avait conseillé, le premier et avec son énergie persuasive, de me présenter au concours de l’École française d’Athènes.
Tout le reste, Pierre Vidal-Naquet l’a déjà écrit. À plusieurs reprises. Celui qui a dirigé ma thèse, mon habilitation à diriger des recherches et inspiré toutes mes enquêtes, m’a présenté, dans plusieurs de ses livres, comme son élève (enfin, l’un de ses élèves), ce dont je suis évidemment très fier. Il m’a fait un dernier cadeau : celui de cette préface – où, comme on dit à Marseille, il exagère beaucoup – à L’Histoire de l’Affaire Dreyfus de Joseph Reinach que j’ai réédité. Fin mai 2006, nous avons fêté ensemble, chez lui, cette parution, mais notre joie était assombrie par la mort de Roger, disparu un mois plus tôt.
J’ai quitté Pierre alors qu’il évoquait, une fois encore, cette rencontre chez Gallimard entre deux camarades de khâgne perdus de vue, soudain retrouvés. L’un et l’autre ont, hélas, disparu. Je ne crois pas les avoir trahis en racontant cette histoire, qui est la mienne.