par Jean-Pierre Vernant
Témoignage vidéo recueilli le 7 octobre 2006 (extraits). À l’écoute Abraham Ségal et à la caméra Diane Baratier.
Il me disait souvent, Pierre, avec beaucoup de gentillesse et d’affection : « Tu es comme un frère qui serait aîné ! » Donc différence de génération, d’expérience de vie, d’attitude politique. J’étais en 1958-1960 membre du PC, engagé dans les affaires coloniales – mais moins que lui –, parce que j’étais engagé à fond dans la bagarre au sein du Parti communiste auquel j’appartenais encore, contre la politique coloniale du PC, que je trouvais scandaleuse. J’étais avec lui aussi dans tous les comités. Pas le Comité Audin, mais le Comité des intellectuels contre la guerre d’Algérie. Et, là encore, on se frottait : le PC boycottait ces comités et, naturellement, faisait le procès des gens qui, comme moi, étant communistes, y avions un rôle.
Et puis il y avait un autre élément : c’est que moi je n’étais pas historien, je n’étais pas helléniste. J’étais philosophe, c’est-à-dire que j’étais agrégé de philo. J’ai enseigné dans le secondaire, en hypokhâgne, en khâgne et à Toulouse dans des classes de philo. Je n’ai jamais enseigné autre chose que la philosophie. Or une tête d’historien, ce n’est pas fait comme une tête de philosophe, cela ne fonctionne pas de la même façon.
Sur la tragédie, par exemple : il connaissait admirablement la tragédie et nous étions complètement sur la même longueur d’onde. Nous avons publié des livres communs sur la tragédie grecque. Mais, alors que Pierre était beaucoup plus précis sur les faits – les tragiques eux-mêmes, les textes, telle pièce ou la reprise de la tradition par rapport à ces textes –, moi, ce qui m’intéressait, c’est ce que, à la suite de Louis Gernet, j’avais appelé le « moment tragique » : comment se fait-il que la tragédie soit devenue un art littéraire, un spectacle et une institution mise en place par la démocratie athénienne, dont on peut dater très précisément la naissance à la fin du VIe siècle ?
Quelle était alors la situation politique ? Beaucoup d’hellénistes se sont intéressés au rapport entre telle pièce et telle situation politique particulière, à Athènes ou ailleurs. Mais ce n’est pas ce qu’a fait Pierre, pas du tout ! Peut-être qu’au départ, il ne se posait pas le même type de problème, mais très vite ce qui l’a intéressé, c’était de voir comment fonctionnait la pensée tragique, ce qu’elle apportait de neuf par rapport aux traditions, par rapport aux grands mythes que la tragédie exploitait. C’était son affaire : comment certains thèmes initiatiques et sociaux étaient repris par certains tragiques et modifiés. Donc nous cheminions côte à côte…
Je n’ai pas été un historien de la Grèce. Je ne me suis pas occupé de savoir quelles étaient les situations politiques, comment elles s’étaient modifiées, pourquoi et par qui… Ce qu’était la démocratie athénienne au Ve siècle, ce qu’elle devient au IVe, je ne me suis pas occupé de ça… Ce qui ne veut pas dire que je l’ignorais, mais ce n’était pas le socle à partir duquel j’essayais de réfléchir. En revanche, cela l’était en grande partie – mais pas exclusivement – pour Pierre, qui avait ses échappées. Pourquoi ? Parce que si Pierre était un historien, il avait une aptitude, une espèce d’exigence philosophique… Il avait toujours Platon sous le bras, c’était un de ses référents, qu’il a travaillé. Par conséquent, le regard qu’un philosophe porte sur la civilisation antique, qui n’est pas celui de l’historien, il le comprenait bien. Il le partageait.
Dans les faits, au début des années 1960, il vient là, avec ses propres préoccupations en même temps que d’autres amis, spécialistes d’autres civilisations : Jean Bottéro et Eléna Cassin (ma belle-sœur) pour le monde syro-babylonien ou acadien, Jean Yoyotte pour l’Égypte, des africanistes, des anthropologues comme Maurice Godelier, des indianistes, comme assez vite Charles Malamoud… Et donc, j’ai créé le Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes, qui au départ devait être comparatiste et qui l’est resté en son esprit et ses enquêtes. Il est devenu de plus en plus une sorte de point central pour une jeune génération d’hellénistes qui voulaient renouveler les choses et qui voyaient qu’il y avait là des gens qui essayaient de faire quelque chose de différent.
Et là Pierre a joué un rôle beaucoup plus grand : il a décidé un beau jour, avec l’accord de tout le monde, que ce centre allait s’appeler « Centre Louis Gernet », pour rendre hommage à celui dont nous sommes tous les petits-enfants. Oui plutôt, moi l’enfant direct et eux les petits-enfants, en raison des différences d’âge. Donc c’est lui qui a fait ça. Il y est resté encore longtemps, jusqu’au moment où c’est François Hartog qui a pris sa place. Le travail a été constant, en accord les uns avec les autres.
Quand Pierre avait terminé un papier, il me le filait pour que je le lise. Quand j’avais fait un papier, je le lui filais – parce que pour lui, être historien, ce n’était pas seulement avoir une certaine façon de se voir, par rapport au passé, par rapport au présent et même peut-être par rapport à l’avenir, c’était une certaine façon de concevoir les textes qu’on va donner, avec les références… En cela, il était bien meilleur, il était même un peu maniaque, avec une espèce de bonheur de correcteur. Je lui filais donc mes papiers et il me disait toujours : « Ça va bien, mais à la page 4, à la vingt-cinquième ligne, tu dis ça, ça ne va pas, parce que tu as… » Alors il m’expliquait en quoi je m’étais foutu dedans, en quoi j’étais passé à côté d’un gros problème, etc. Il était mon garde-fou. Comme je l’ai déjà dit : « En montagne, il était ma corde de sûreté ».
Ses points d’intérêt, c’était la Grèce bien sûr, mais aussi les questions juives. Ce qui fait qu’il est irremplaçable, c’est qu’il passait tout naturellement – et nous avec lui – des questions juives dans l’empire romain à des questions juives d’aujourd’hui ou d’hier : il n’y a pas de coupure, c’est le même esprit, c’est la même attitude. Il est l’un des rares – et même pas « des rares », car je ne vois pas à qui on pourrait le comparer sur ce plan-là – qui ait eu cette précision du spécialiste de l’Antiquité grecque dans tous les domaines, qu’il s’agisse de lire un décret et d’en tirer des conséquences, ou de réfléchir sur une tragédie. Ou bien sur les rapports avec certains rituels, certaines institutions… Il était le type qui toujours rebondit, d’un univers à un autre. Non pas comme le font tant de gens de façon éclectique et superficielle, mais avec un vrai regard d’historien. Je ne vois personne qui puisse prendre sa place. Il va laisser un vide… Pierre était un maniaque de la vérité : cette exigence, quand on écrit quelque chose, d’être sûr qu’on a tout vérifié, qu’on n’a rien laissé de côté, chapeau !
Et puis, Pierre était un type très fidèle. Incroyablement fidèle, attentif, soucieux de ceux qu’il aimait bien, prenant des nouvelles, participant à leurs peines – comme j’ai participé aux siennes. Parce que, malgré tout, il y a aussi ça qui a joué : j’ai été présent dans une série de circonstances qui n’étaient pas faciles… Et voilà : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. »