Pierre Vidal-Naquet

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Pierre Vidal-Naquet, « traître » et bâtisseur

par Esther Benbassa


Quand devient-on un traître ? Et aux yeux de qui le devient-on ?
Pierre Vidal-Naquet, dont le soutien et les encouragements m’ont permis de devenir historienne, était hanté par cette question. Flavius Josèphe, chef militaire et historien, longtemps perçu dans la mémoire juive comme un traître, avait naturellement fait l’objet de ses préoccupations intellectuelles. La « trahison » de Flavius Josèphe lui valut l’oubli, prix élevé à payer pour l’observateur et fin connaisseur de son époque qu’il était, prix élevé à payer pour les Juifs aussi. Ses œuvres, transmises en grec, sont connues des chrétiens, mais restent lettre morte pour les Juifs pendant neuf siècles, pour ne se frayer un chemin dans la culture juive que par leur adaptation en hébreu, tardivement apparue en Italie du Sud au Xe siècle.
Josèphe n’avait pourtant abjuré ni sa foi ni son Dieu. Participant d’abord à la révolte juive contre Rome commencée en 66, assiégé, il « trahit » et se rend à Vespasien et c’est du camp romain qu’il assiste à la chute de Jérusalem. Archétype de l’historien traître, il ne pouvait qu’intéresser Pierre, lui-même perçu par bien des Juifs comme un traître en raison de ses prises de positions sur la question palestinienne, de sa volonté de ne céder ni à l’humeur du temps ni aux diktats des dirigeants « communautaires » – qui croient faire l’histoire quand ils sont de simples activistes, trop soucieux de donner des leçons à ceux qui n’adhèrent pas aveuglément à leur politique, laquelle, dans la durée (et la durée n’est-elle pas l’affaire de l’historien ?), s’est souvent révélée erronée, voire dangereuse.
La trahison relève davantage de la perception qu’ont les autres de votre action que d’une posture absolue qui se définirait par elle-même. L’historien, par le simple fait qu’il fait l’histoire déontologiquement, et particulièrement lorsqu’il s’intéresse à l’histoire récente, a toutes les chances de devenir un traître. Traître face à ces mémoires fabriquées pour faire des identités que Pierre dénonçait. Traître face à cette obsession de la mémoire qui empêche de faire l’histoire, justement. La trahison est déjà là, au cœur de cette tension que subit l’historien face aux mémoires. Ne pas obéir aux injonctions de la mémoire est déjà trahison aux yeux ceux qui en font commerce. Mais y obéir reviendrait à trahir le métier d’historien. Un historien dont la fonction est précisément de gérer les tensions entre mémoire et histoire, pour incorporer la première à la seconde, une fois qu’il l’a dépouillée des oripeaux de l’émotion.
Pierre était un peu l’ultime métamorphose, la version laïque d’une antique figure de la tradition juive, le talmid hakham, cet érudit désintéressé tout dévoué au savoir. Et il était en même temps, par ses combats, ses utopies, ses erreurs même, dans la lignée de ces Juifs de la modernité du XIXe siècle, socialistes, marxistes, anarchistes, révolutionnaires, qui avaient voulu changer le monde, dans la lignée de ces intellectuels juifs universalistes qui, encore dans les années 1960, luttaient aux États-Unis pour l’obtention par les Noirs des droits civiques. Et que dire de la proportion relativement élevée de radicaux juifs dans les années 1960 et 1970 ? On connaît l’attrait exercé sur les Juifs par le radicalisme et la lutte révolutionnaire [1]. La judéité de Pierre Vidal-Naquet se conjuguait ainsi typiquement avec universalisme et humanisme. Comme Flavius Josèphe, il n’avait nullement trahi, il était resté juif et universaliste, universaliste et juif.
Peu de gens savent combien les études sur les Juifs lui tenaient à cœur. C’est lui qui s’était associé à son « ennemie », Annie Kriegel, pour m’obtenir un poste en histoire des Juifs. Il était là encore, quelques années après, pour appuyer la candidature de Jean-Christophe Attias sur un poste de pensée juive. C’est à lui aussi que moi-même et Aron Rodrigue devons la publication – à La Découverte – de notre livre sur l’histoire des Juifs sépharades. Il était intimement convaincu que des historiens et des penseurs distanciés se devaient d’élaborer les travaux de l’avenir pour ne pas laisser la porte ouverte à l’amateurisme communautaire, producteur de mémoire et non d’histoire. Le traître des Juifs était en même temps ce bâtisseur exigeant d’un avenir pour les études dites juives. Peut-être faut-il bien trahir un peu pour bâtir dans la longue durée.
En tout cas, Pierre était un mensh, comme on dit en yiddish, fidèle à ses idées comme il l’était à ses amis qu’il ne laissait jamais tomber. En mars dernier, fatigué, il se déplaça, je crois pour sa dernière apparition publique, à une table ronde sur les mémoires de l’esclavage, de la colonisation et du génocide des Juifs et sur les moyens de les introduire dans la mémoire collective, table ronde organisée dans le cadre de notre « semaine du vivre ensemble ». En fait, je l’avais appelé au secours. Car ils nous avaient laissés tomber, eux, les représentants officiels des institutions communautaires s’occupant du génocide, les chercheurs qui y étaient affiliés, annulant leur venue à la dernière minute, à la suite de la publication dans le journal Le Monde d’un article où je mettais en garde contre la tentation de communautariser l’assassinat d’Ilan Halimi. Ce grand vide que l’on voulait créer autour de nous, il avait pour fonction de faire germer le doute, de nous faire soupçonner de Dieu sait quoi (de négationnisme ?). Eh bien Pierre, qui n’était pas sur le programme, lui, est venu. Comme d’habitude, pour nous aider. Je lui disais parfois : « Si je suis dans le pétrin, c’est aussi un peu de votre faute. » Oui, c’était sa douce faute, si utile.
Car il n’était pas dans ses habitudes de conseiller aux historiens de rester confinés dans leur cabinet. Je me souviens de ce jour où, dans son bureau exigu de la rue Monsieur-le-Prince, il réveilla en moi certaines des exigences profondes de mon métier en me disant sur un ton mi-sérieux, mi-taquin, que ce que j’écrivais ne manquait pas d’intérêt, mais que ce n’était pas suffisant. Il me conviait ainsi à devenir une historienne-citoyenne. Le chemin fut rude. Je compris dans l’action combien il était difficile de s’exposer ainsi et d’en subir les contrecoups. Pierre, lui, le savait.
J’ai appris de lui que l’historien dans la cité peut être considéré comme un traître par ses adversaires, mais que faire de l’histoire sans concessions est la plus grande des fidélités. Et lui, fidèle, il l’était, y compris à sa judéité. Et son soutien à la cause palestinienne était la preuve supplémentaire de son attachement à l’éthique juive. L’éthique juive, ce qui reste lorsqu’on n’a plus de religion. Cette même éthique humaniste qui guida longtemps les intellectuels juifs dans leur engagement – avant que pour nombre d’entre eux l’horizon ne se limite à Israël et à sa défense inconditionnelle –, parce qu’ils se considéraient avant tout comme des citoyens du monde, d’un monde qu’ils voulaient plus juste. Sans la marque indélébile que lui laissa la déportation des siens, parce que Juifs, Pierre aurait-il été le même ? Ce serait injustice que de réduire cet intellectuel aux multiples facettes à sa judéité, elle aussi polyphonique, mais ce ne serait pas moins injuste que d’essayer d’effacer de son parcours cette dimension. Pierre était à la confluence de la tradition humaniste juive et de la tradition de l’intellectuel français engagé et contestataire.

Notes

[1] Le haut pourcentage de Juifs dans les mouvements révolutionnaires faisait dire à Daniel Cohn-Bendit, dans Le Grand Bazar, que « les directions nationales des groupes d’extrême gauche pourraient parler yiddish, même si elles n’étaient pas d’accord entre elles » (Belfond, Paris, 1975, p. 11-12).

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