Pierre Vidal-Naquet

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Une conscience juive diasporique

par Richard Marienstras


Pierre Vidal-Naquet fut l’un des fondateurs, en 1967, du Cercle Gaston Crémieux, dont j’ai longtemps été responsable et dont Philippe Lazar, qui en est aujourd’hui le président, perpétue avec dynamisme la vocation première. C’est Pierre qui nous a suggéré le nom de ce cercle : Gaston Crémieux, son lointain parent, qui, avocat et poète, Juif laïc, fut membre de la Commune de Marseille en 1871 et à ce titre fusillé sans qu’intervienne en sa faveur son cousin au pouvoir à Paris. Comme Gaston, nous étions et sommes toujours minoritaires, mais fidèles à nos idées, aux valeurs de la gauche et du judaïsme laïc bien compris. Le Cercle existe toujours et, bien que toujours de petite taille, publie la revue Diasporiques à laquelle Pierre a contribué par un entretien mémorable.
C’est quelques années après que nous nous sommes connus, que Pierre écrivit une préface à mon livre intitulé Être un peuple en diaspora (Maspero, 1975). Il y écrivait entre autres choses : « Dans le titre de ce livre, l’expression “être un peuple” est un programme autant qu’une constatation. Elle implique volonté et, à la limite, décision, car si l’expérience historique des Juifs de la diaspora a un sens, c’est celui d’un mode d’intégration à la communauté nationale qui soit non de “nature”, mais de “culture”. On n’est pas, on ne devrait pas être Français ou même Israélien, comme on est bœuf ou mimosa, mais par un choix préservant ce minimum de distance qui a créé, entre autres vertus, celle de l’humour. Ce choix d’être Juif en diaspora, je ne suis pas absolument certain (je l’écris non sans douleur), qu’il soit le mien, mais il suffit qu’il s’exprime pour que je lui donne une certaine forme d’adhésion, même si elle doit, par force, rester en partie extérieure. Et ma conclusion sera celle d’une des études […] de ce recueil : “On peut naturellement se demander pourquoi recréer, perpétuer ou faire revivre la culture juive. À cela, il faut répondre comme Sartre le faisait à propos de la littérature : le monde peut évidemment se passer des Juifs et de leur culture. Mais il peut se passer de l’homme encore mieux”. »
C’est ainsi que Pierre, avec sa générosité coutumière et son sens très précis des positions qu’il sentait pouvoir endosser, approuvait, non sans une réticence exprimée, la relation qu’il souhaitait établir avec l’objet de ce livre, les Juifs en diaspora. La réticence qu’il exprimait avait à faire avec un patriotisme de citoyen français aussi exigeant qu’inébranlable. Mais il sentait pourtant – si je puis interpréter ainsi sa pensée – une relation profonde avec ses ascendances juives, relation qu’il manifestera au fil des ans, y mettant son exigence intransigeante de vérité et de justice. C’est ainsi que Pierre Vidal-Naquet se voulut authentique, comme historien, comme citoyen, comme Juif.
L’ensemble des articles ou des textes qu’il écrivit au fil des années montre assez que l’engagement diasporique était celui qui lui convenait le mieux. Et depuis cette position diasporique, il ne se privait pas de critiquer au besoin la politique et les violences de l’État d’Israël. En lisant des textes récents, comme le manifeste collectif intitulé « Trop, c’est trop ! », ou d’autres prises de position comme celles sur Sabra et Chatila ou sur ce qu’il appelait l’« expansion coloniale des Israéliens », on peut même dire que, sans trop ménager ses termes, il savait, à propos de certaines manifestations violentes des Israéliens, les dénoncer avec autant de vigueur que de détermination.
Ce n’est cependant que progressivement et au fil des occasions qui se présentaient à lui qu’il écrivit de nombreux articles relatifs à l’histoire juive, ainsi que de fortes préfaces à des textes concernant divers aspects de la culture et de l’histoire juive. Parmi ceux-là, il faut marquer d’une pierre blanche sa remarquable introduction à La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe : « Du bon usage de la trahison » (Minuit, 1976). Mais aussi : « Flavius Josèphe et Massada » ; « Flavius Josèphe et les prophètes » ; « Privilèges de la liberté » (publié d’abord en préface à l’édition française de Jacob Katz, Hors du ghetto. L’émancipation des Juifs en Europe (1770-1870), Hachette, 1984). Et parmi tant d’autres textes remarquables, les deux suivants qui ont une force particulière : « L’historien à l’épreuve du meurtre » ; et « Le défi de la Shoah à l’histoire », plusieurs fois reproduit.
Ces deux derniers articles montrent assez, s’il en était besoin, sa préoccupation à la fois personnelle et historique par rapport au génocide. Les mots sont d’ailleurs ici maladroits, car des catastrophes de cette ampleur ne s’installent que difficilement dans le passé. Claude Lanzmann l’écrivait un jour parfaitement : « Le génocide est soit légende, soit présent, il n’est en aucun cas de l’ordre du souvenir ; la conscience collective des survivants et de leurs descendants la perçoit comme un fait intemporel. » C’est en effet pour chaque collectivité qui en a souffert un événement-matrice incontournable ; tout ce que fait le groupe pour assumer collectivement sa survie politique et culturelle prend cet événement, de manière directe ou oblique, comme un point de référence obligée.
La véritable campagne que Pierre Vidal-Naquet, rempli d’indignation, mena contre ceux qu’il appela les « assassins de la mémoire » était aussi bien conduite au nom de la vérité historique bafouée, que comme expression d’une conscience juive universaliste qui a vu, dans le crime commis contre les Juifs, un acte attentatoire à l’intégrité de l’espèce humaine et dans sa négation, la même volonté perpétuée.
Conscience dreyfusarde, dit-on après lui de son action contre la torture, contre la colonisation, contre l’expansionnisme, contre l’injustice. On pourrait dire aussi conscience diasporique qui, comme on le disait plus tôt, prend ses distances vis-à-vis de la raison d’État.
Mais jamais Pierre Vidal-Naquet ne se limita à une seule cause, à un seul champ d’intérêt. Écrivant à propos du premier volume des Juifs, la mémoire et le présent, il s’expliqua sur ce que l’on peut voir comme une de ses qualités centrales : « Cette variété […], je compris […] que je n’avais pas à la fuir ou à la regretter, mais qu’elle faisait partie de moi et que ce que j’avais à dire s’exprimait à travers elle. Paradoxalement, les contours déchirés de ce livre n’empêchaient pourtant pas, je n’oserais dire son unité, disons plutôt son regroupement autour de quelques règles majeures de l’interprétation historique. Et d’abord ceci : l’historien, cet homme libre par excellence, ne se partage pas. Même au plus vif d’une polémique, il ne peut demeurer qu’un historien, c’est-à-dire un traître face à tous les dogmes – théologiques, idéologiques, voire prétendument scientifiques. Cela vaut contre ses propres préjugés, qui font partie de son bagage, comme contre ceux, plus visibles, des autres. »

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